Indochine années vingt. Volume 3, L'âge d'or de l'affairisme colonial, 1918-1928 : banquiers, hommes d'affaires et patrons en réseaux

Recension rédigée par Jean Martin


            Patrice Morlat se présente comme ouvrier du livre, ce qui honore sa modestie, encore que sa qualité d'ancien élève de la célèbre école Estienne lui ait donné pleine qualification pour ce titre et pleine compétence pour ce beau métier. Mais il s'est aussi acquis, au fil des ans, une grande notoriété et une autorité certaine comme chercheur indépendant, historien de l'Indochine française : on lui doit une tétralogie consacrée à l'Indochine des années vingt dont le présent volume est le troisième tome. Un dernier volume à venir sera consacré à l'œuvre du gouverneur socialiste Alexandre Varenne.

            Patrice Morlat considère la décennie qui suit le premier conflit mondial et qui précède la crise de 1929 comme l’acmé de l’affairisme dans la fédération indochinoise : éprouvée par la guerre, lourdement endettée, confrontée à l’insoluble question des réparations, isolée au sein de la SDN, la France cherchait dans son empire colonial les moyens d’un redressement. La crise monétaire sévissait en Indochine tout comme en Europe et la piastre n’était pas épargnée. Le franc n’était qu’une monnaie de compte.

            La quatrième page de couverture nous rappelle que l'Etat Indochinois (mais était-ce un Etat au sens du « Raj » des Indes britanniques ?) est un Etat colonial et comme tel « sans devenir » puisqu'il ne repose pas sur un consensus populaire. On pourrait objecter que des Etats sans assise démocratique ont vécu longtemps. Il serait peut-être plus judicieux de nous dire qu'il est sans avenir, car la notion philosophique de « devenir » n'a jamais été qu'une cuistrerie pour désigner l'évolution et le futur.

            Nous ne pouvons que reprendre à notre compte des observations formulées précédemment au sujet des deux premiers volumes, dont la principale est que l'Indochine, dont il est question au long de ces pages se résume quasi uniquement au Viêt-Nam. Les deux protectorats du Cambodge et du Laos (Louang-Prabang) n'ont droit qu'à une portion congrue, une part infime de l'étude.  En ce temps-là, Viêt-Nam se disait Indochine…

            Dans la première partie de l’ouvrage, cinq bons chapitres sont consacrés à l’institution qui domine de très haut l’ensemble de la vie économique de l’Indochine : il s’agit bien entendu de la Banque de l’Indochine, fondée en 1875 et qui forme le premier groupe colonial français et l’un des rares qui soient côtés en bourse. Cet établissement avait déjà fait l’objet d’une excellente étude de Marc Meuleau, mais Patrice Morlat apporte des éléments complémentaires non négligeables. Les rapports de la Banque, étroits mais parfois conflictuels, (en tout cas moins idylliques qu’on a pu le penser) avec l’administration coloniale sont étudiés avec soin, de même que son organisation interne et ses diverses activités, l’investissement, le négoce et le loyer de l’argent. Bien dirigée, la banque sut faireface à la crise fiduciaire de l’après-guerre, mais ses dirigeants durent se résoudre à une évidence : Hong Kong demeurait la place de référence en Asie du Sud-est.

            Le chapitre 11 (pp. 275 à 293) nous décrit le rôle des Indochinois dans la vie économique de leur propre pays. L’un des aspects marquants est la constitution progressive d’une grande bourgeoisie marchande vietnamienne. En Annam (Trung Ky) quelques grandes familles de latifundiaires vietnamiens développaient la riziculture, et en Cochinchine
(Nam Ky) sur 219 concessions vouées à l’hévéaculture, les Vietnamiens en détenaient 145.  Mais elles étaient en général de faible étendue, puisqu’elles ne couvraient que 36.000 hectares sur les 93.000 concédés. L’auteur nous apprend que dès cette époque, les Vietnamiens avaient entrepris la « colonisation » agricole du Cambodge où certains d’entre eux obtenaient des concessions de 4 à 500 hectares, et même du Laos. Quelques Cambodgiens se lançaient dans les affaires et transformaient de vieilles maisons familiales en sociétés anonymes, mais leur part restait minime par rapport à celle des Vietnamiens. Il en allait de même de celles des Indiens originaires des Comptoirs ou même de l’Inde anglaise, surtout présentes à Saigon.

            Au chapitre 12 (p. 297 à 325), on trouve la position d'un problème des plus
importants : celui de la place des Chinois dans l'Indochine coloniale. En d'autres termes, l'Indochine fut-elle une colonie chinoise administrée par les Français tout comme on a pu dire que la Tunisie était à la même époque, une colonie italienne sous administration française ? L'auteur ne nous apprend certes rien en nous disant que la présence chinoise au Viêt Nam a des origines fort anciennes (il parle même de « nuit des temps ») puisque ce pays fut pendant mille ans, vassal de la Chine et que toute son histoire est celle d'une longue poussée vers le sud-ouest au détriment des petits royaumes hindouisés (Campâ) et des vestiges de l’empire khmer, poussée qui ne prit fin que peu avant l’arrivée des Français. Sous les T’ang, aux VIIe et VIIIe siècles, on assista à une forte immigration de Chinois, surtout originaires du Guangdong et du Fujian, consécutive à l’invasion des Mongols et des Mandchous dans l’Empire du Milieu. Dès 1778, ces Chinois avaient fondé la ville de Cholen (« Le grand marché ») à deux lieues de Saigon. Elle fut bientôt détruite par les rebelles Tayson puis rebâtie sous Nguyen Anh, le futur empereur Gia-Long.

            En 1787, les Chinois de Cochinchine étaient déjà regroupés en 4 associations que les Français dénommaient « congrégations » (Bang) selon leurs origines régionales et linguistiques (Fujian, Haïnan, Guandong, Chaozhou). En 1814, on dénombrera 7 Bangs. Les chefs de Bang étaient des personnages importants et riches, cumulant des fonctions de consul, de trésorier, de prêteur à gages, de juge civil et assurant le truchement avec les autorités locales.

            Les Chinois contrôlaient pratiquement le marché du riz (par le réseau dit « chaine du riz ») et celui de l’opium mais les « compradores »chinois jouaient également un rôle fort important dans le commerce du bétail, notamment à destination de Hong-Kong. Ce qui peut paraître étrange pour un peuple traditionnellement réputé peu marin, ils étaient actifs dans la navigation, en particulier dans le cabotage et le remorquage : avec de petits vapeurs ou de grandes jonques, ils assuraient le trafic entre tous les ports entre Saigon et Swatow : on les trouvait enfin dans la navigation fluviale, sur le Mékong comme sur le Fleuve Rouge. Les compagnies françaises de navigation, notamment les Messageries Maritimes étaient plus ou moins contraintes de composer et de s’associer avec eux (car les Chinois recherchaient de telles cautions). Certaines maisons de commerce chinoises connurent des faillites retentissantes : tel fut le cas de la firme Ngy Cheong Sang en 1923.  Les Chinois étaient bien connus pour pratiquer l’usure mais, ainsi que l’auteur l’observe justement, ils égalaient à peine la Banque de l’Indochine dans ce domaine.

            Observons que l’usage fréquent voire excessif du terme de Vietnamiens pour l’époque envisagée constitue un anachronisme : on employait généralement celui d’Annamites. Le Viêt-Nam était un très ancien nom du pays et constituait la base d’une revendication nationaliste soutenue par le parti VNQDD. (Viêt Nam Quôc Dan Dang). Ce dernier, qui avait des liens avec le Guomindang, réclamait la réunification et l’indépendance du pays.

            Le chapitre 13 évoque la composante française, présente sur ce « balcon sur le Pacifique » (selon l’heureux titre d’un autre ouvrage de Morlat), dernière en nombre de ces communautés, mais non la moindre en importance : 40.000 individus (dont à peu près 10.000 métis), regroupés pour l’essentiel dans les deux deltas. L’Indochine ne fut jamais une colonie de peuplement, d’autant que les femmes françaises y étaient en petit nombre. Ce fut une colonie de capitaux.Nous sommes en présence d’une société coloniale classique, à fort pourcentage de militaires et de fonctionnaires. Le secteur privé (les affaires) occupe le reste tandis que les « colons » proprement dits (planteurs), ne sont pas plus d’un millier. Un microcosme colonial comme tous les autres, qui ne forme pas une société mais un agrégat, au sein duquel règnent mésentente et jalousie triviale. Traditionnelles divergences entre privé et public, vaines mondanités, haut lieu de la médisance, favorisées par l’éloignement, l’ennui et la domesticité abondante et à bon compte… Claude Farrère en avait laissé une bonne description (Les civilisés, 1904). Des groupes de pression ou plus exactement d’influence se forment autour des Missions Etrangères de Paris ou de la franc-maçonnerie. Quel était leur poids réel ? La montagne risque d’accoucher d’une souris.

            La quatrième partie nous donne de précieuses informations sur les réseaux patronaux actifs dans la fédération. Le tableau organigramme des pp. 370 à 371, consacré aux grandes familles françaises impliquées dans l’économie de l’Indochine est particulièrement instructif et montre beaucoup mieux que bien des pages de texte, les accointances familiales des porteurs de capitaux qui avaient la haute main sur la vie économique de la fédération indochinoise par les entreprises qu'ils contrôlaient.  On y trouve des noms de familles illustres dans le monde des affaires et de la finance, tels que d'Eichtal, Georges-Picot, Gradis, Hottinguer, Mirabaud, de Pourtalès, de Voguë, de Wendel, etc.

            Il est regrettable que le texte, peut-être écrit un peu rapidement, n'ait pas toujours été relu avec soin. Nous nous bornerons à donner l'exemple d'une phrase p.127 : « En effet la construction du nouveau marché de Cholon, qui aurait dû intéresser les acheteurs et les spéculateurs, sont délaissés ».

            Nous n’en sommes pas moins en présence d’un beau livre, d’une lecture agréable, ce qui est loin d’être le cas de beaucoup d’ouvrages d’histoire économique, trop souvent ardus. Au fil de ces pages, en arrière-plan de l’entrelacs des intrigues des financiers on retrouve les senteurs des épices, le claquement des sabots du marché Binh Tay et les effluves des arroyos de Cholon. Le décor est planté pour le barrage contre le Pacifique et l’amant de la Chine du Nord…