Géographie du développement : territoires et mondialisation dans les Suds

Recension rédigée par Roland Pourtier


             L’ouvrage de J-L. Chaléard et T. Sanjuan propose une nouvelle lecture des questions de développement à l’éclairage de la géographie. Le sous-titre en précise l’orientation en mettant en exergue les territoires et les dynamiques de mondialisation dans les Suds. Les auteurs s’en expliquent dans un premier chapitre qui retrace l’évolution sémantique depuis le sous-développement et le Tiers Monde, jusqu’à ces Suds dont la diversité des situations observables à différentes échelles et selon des temporalités multiples légitime le pluriel. Tous deux professeurs de géographie à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, ils ont conjugué leur longue expérience acquise sur des terrains complémentaires, principalement la Côte d’Ivoire et le Pérou pour J.-L. Chaléard (aujourd’hui professeur émérite), la Chine et les mondes chinois pour T. Sanjuan, afin de dresser un vaste tableau géopolitique du monde contemporain. La mondialisation reconfigure la planète, entre gagnants et perdants, sous l’effet d’un faisceau de facteurs, démographiques, économiques, culturels, politiques, analysés en 16 chapitres regroupés en 4 parties précédées d’une introduction dans laquelle les auteurs soulignent en particulier la brutalité des évolutions dans les « Suds ». Cette allégorie spatiale et ce pluriel interrogent : ils constituent précisément le cœur d’une réflexion riche de son contenu informatif comme de ses questionnements sur les mutations en cours et le devenir de la terre et de ses habitants.

La première partie « Héritages et cadres du développement », après un bref rappel des grands débats autour du développement, insiste à juste titre sur la question de l’État et sur les défis démographiques. L’échelle mondiale tend cependant à oblitérer les spécificités de l’Afrique tropicale dont l’exceptionnalité démographique (des fécondités record) et la persistance du sous-développement (mesuré par les IDH les plus faibles du monde) sont pourtant sans commune mesure avec le reste du monde. La deuxième partie, « La mondialisation des Suds », montre comment celle-ci a accru les disparités ou fait naître des inégalités entre les territoires ; les réseaux, les flux, les mobilités participent dans leur diversité à l’émergence de nouvelles échelles macro régionales. Un dernier chapitre, à l’intitulé quelque peu énigmatique, « le temps global du local », explore les nouvelles configurations territoriales à la lumière des figures du point et du cercle, de la ligne et du corridor, du polygone et de l’enclave, faisant écho à une grammaire géographique renouvelée.

            La troisième partie, « Les dynamiques spatiales », est consacrée aux conséquences du développement : urbanisation massive, transformation inégale de l’agriculture et des campagnes, risques environnementaux accrus sous l’effet de l’industrialisation et de la croissance démographique. Dans un chapitre portant sur les différentes formes de conflits et sur les tensions identitaires inhérentes aux guerres civiles, les auteurs s’interrogent sur les liens entre le sous-développement et les guerres tout en évitant le piège des causalités simples. C’est d’ailleurs une des qualités de l’ouvrage que de montrer la diversité et la complexité des situations géographiques, illustrées par des encadrés et une cartographie parlante due à Olivier Ninot de l’UMR Prodig. La complémentarité entre réflexions générales et retours de terrain, approches globales et données localisées constitue une méthodologie efficace.

            La quatrième partie, la plus innovante, et aussi la plus problématique, « Quelle place pour les Suds dans la globalisation » tente une typologie rendant compte des niveaux de développement – appréhendés en terme de « mieux-être de l’ensemble des populations » et d’ « autonomisation économique et politique ». L’échelle d’analyse est celle des pays, classés en quatre catégories. En premier lieu les grands pays émergents, avec une gradation entre la Chine, puissance mondiale, et des puissances régionales, Inde, Brésil, Indonésie, Iran Turquie, Mexique, Afrique du Sud. Viennent ensuite ce que les auteurs appellent « les nouveaux lieux d’ancrage », catégorie à vrai dire plutôt fourre-tout puisqu’on y trouve aussi bien les « petits dragons asiatiques » que les États pétroliers du Moyen-Orient, quelques pays d’Amérique du Sud et même les paradis fiscaux. Tout aussi problématique, le regroupement appelé « les pays intermédiaires » (« faute de mieux » reconnaissent les auteurs) s’apparente de facto aux classements de la Banque mondiale en fonction du revenu national par habitant, pourtant critiqués. Le dernier groupe, « les marges » correspond pour l’essentiel aux PMA, grossis de quelques cas particuliers comme la Corée du Nord, la Palestine et les États décomposés par les guerres (Libye, Irak et Syrie). Comme toute typologie, l’exercice trouve ici sa limite. Est-il encore pertinent de classer la Chine dans les Suds ? Ni la géographie ni la puissance économique ne le justifient, même si le revenu par habitant est encore loin de celui des pays dits riches – mais qui présentent des inégalités criantes. Les auteurs se sont posé la question pour les petits dragons (Hong Kong – mais n’est-ce pas déjà la Chine ! – Taïwan, Singapour, Corée du Sud). « On peut discuter leur appartenance au Sud » concèdent-ils ; certes, mais la discussion doit aller plus loin et si le modèle productiviste qui fut le leur « n’est pas généralisable à l’échelle de la planète » - derniers mots de l’ouvrage - cela ouvre de nouveaux horizons discursifs sur l’histoire du monde et de ses rapports de force qui rebattent constamment les cartes et rendront un jour caduques les actuelles représentations Nord/Sud. Le livre de J-L. Chaléard et T.Sanjuan offre au lecteur une matière stimulante dans la perspective des débats à venir.