Écrire et penser le genre en contextes postcoloniaux

Recension rédigée par Jean Nemo


            Partition à seize voix, dont trois masculines. Il ne faut probablement rien conclure de cette première remarque, sinon qu’elle sera sans doute l’une de celles que se fera le lecteur lors d’un premier survol de l’ouvrage.

            La première des contributions (signée Hélène Nicolas), monographie à propos des Lifou de « Kanaky Nouvelle-Calédonie », pose bien le problème : quelles peuvent et quelles devraient être les modalités de l’approche, par une anthropologue, des procédures d’enquête et de l’analyse, à propos du genre en contexte (post)colonial. Dans un tableau clair (p. 34), elle tente de comparer les coutumes matrimoniales « traditionnelles » telles que l’on peut les reconstituer presque deux siècles plus tard, celles qu’auraient voulu voir alors adopter les missionnaires et celles telles que réinterprétées par la société lifou au début du XXe siècle. Mais tout d’abord, l’auteure explique sa démarche qu’elle ne souhaite ni européo centrée, ni biaisée : il existe des interactions évidentes et des évolutions culturelles (éducation et émancipation socio professionnelle de fait des femmes, par exemple). Lesquelles sont de nature à mal rendre compte de la première colonne des tableaux (celle qui décrit les « coutumes traditionnelles »). Elle conclut « Des études de cas viendront à l’avenir, espérons-le, montrer la construction réciproque des subjectivités et des hybridations du genre au cours de l’histoire coloniale de la Kanaky Nouvelle-Calédonie ».

            Les seize voix qui s’expriment ici sont de spécialisations diverses, allant de l’indianiste à la danse orientale, des littératures francophones au cinéma, des relations entre politique et cultures au genre en islam. On parle de voix, car si cela n’apparaît pas dans l’introduction, il semble bien que celui-ci reprend certaines conclusions ou interventions de « journées d’études » tenues en fin 2014, sous le même titre. Certaines notes de bas de page y font en effet clairement allusion.

            On notera également que la majorité des auteur(e)s est relativement jeune, au point que leur bibliographie est encore assez restreinte. D’autres sont plus en fin de carrière ou « honoraires » dans leurs domaines. Mais tous possèdent une même caractéristique, ils sont, pour faire bref, à un titre ou à un autre, militants de la cause du « genre » et féministes.

            Comme il est de règle, les deux directrices de l’ouvrage fournissent dans leur introduction un fil directeur au lecteur. « Cet ouvrage propose donc une réflexion tout autant orientée autour des corrélations et des négociations entre genre et nation (coloniale comme postcoloniale), de la relation fantasmée de l’ « oriental.e » et la cristallisation des identités nationales, religieuses et de genre, que préoccupée par la construction des subalternités et leurs modalités de résistance en contexte. ».

            Le lecteur non suffisamment averti des discussions et des réflexions sur le genre, la subalternité, le postcolonial (toutes notions, rappelons-le, d’abord apparues en milieu anglo-saxon et assez mal reçues dans un premier temps en France) pourra être un peu déconcerté par cette présentation. Il trouvera dans les quatre parties annoncées une « circulation de la déconstruction vers la reconstruction », formule plus parlante : la déconstruction semble être celle du « genre » dévalorisé, du moins en ce qui concerne le genre féminin, celle du colonisé en général et de la colonisée, voire de l’esclave, en particulier. On notera que le titre de l’ouvrage est incomplet car il n’est pas seulement question ici de « contexte postcolonial » mais bien du « colonial » également, qui l’a précédé et sans lequel des aspects essentiels du « postcolonial » ne seraient guère compréhensibles.

            Les quatre parties annoncées se présentent comme suit : « Penser l’Histoire – Métisser la Nation – Poétiques postcoloniales – Singularités culturelles : décoloniser le genre. ».

            À propos de la quatrième et dernière partie, le lecteur qui fut éventuellement proche des « décolonisations » des années 1950/1960 a forcément en mémoire une boutade de l’époque, qui faisait la joie et la revendication de bien des féministes, femmes  et, plus rarement, hommes : «Les colonisateurs ont rendu leur indépendance aux colonisés. Il ne reste plus à décoloniser que la moitié du genre humain, les femmes ».

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« Penser l’Histoire » ou comment d’abord la penser avant de penser « le genre ». Cette partie commence avec le texte mentionné plus haut, celui d’Hélène Nicolas qui lui donne du sens. Penser l’Histoire, c’est tenter ici de la penser du point de vue de l’Autre, un « Autre » qui a interagi avec « l’Un » (le colonisateur centre du monde) et n’est donc plus tout à fait Autre. C’est également « écrire en d’autres langues », comme en Inde dans un contexte de « subalternité », soit le genre féminin, l’une des victimes en général et plus particulièrement en contexte colonial. Mais genre revendiqué dans la construction de la Nation.

« Penser l’Histoire », c’est également l’objet d’une troisième contribution (Tiziana Leucci) qui relate la situation des « danseuses de temple » et des « danseuses de cour » (« devadasi » et rajadasi »), au statut très particulier et honoré en Inde, à l’origine, puis déclassées par le colonisateur et par la société indienne, notamment celle des premières féministes indiennes. 

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« Métisser la Nation » : commençons, comme l’auteure de la première contribution (Tina Harpin) par la citation archi connue et à tout le moins très ambiguë d’ « Adieu foulards adieu madras, adieu grain d’or, adieu collier-choux, Doudou an mwen ki ka pati hélas hélas sé pou toujou… ». Cette chanson guadeloupéenne et ses variantes font partie des répertoires scouts, de chanteurs antillais, au point qu’elle a pu être baptisée « d’hymne antillais ». Or son auteur initial, avant les nombreuses variantes, n’est autre qu’un jeune gouverneur de Guadeloupe, marquis de Bouillé, de l’époque de Louis XVI, dans une société coloniale encore esclavagiste. L’analyse est persuasive, faisant de la femme antillaise et sans doute esclave un objet ambigu, d’abord intéressé par les « collier-choux », néanmoins sincèrement attristée du départ de « Doudou an mwen ».

            Métissage donc, car chanson écrite partiellement en créole, chantée par une abandonnée, éplorée à la fois de la perte d’un riche gagne-pain et du« Doudou » qui l’assurait. Au-delà de l’exotisme assumé, illustré à l’époque coloniale par les images convenues des « congaïs, des signares »(celles-ci de plus hautes lignées et bien plus influentes), des « ménagères » du Congo belge, on peut se demander si cette spécificité métisse ou créant des catégories inter raciales n’est pas une variante exotique de phénomènes plus larges. Telles les « demi mondaines »des sociétés proprement européennes, les « call-girls » et autres hôtesses de charme, qui aujourd’hui ont pris des caractéristiques adaptées à l’Internet.

            On pourra regretter que l’évidente nécessité de caractériser le genre en situation coloniale ou postcoloniale n’ait pas permis à l’auteure de le recadrer dans cet ensemble plus général mais de même nature. Une anecdote au passage : à Tananarive, début des années 1960, une jeune « ramatoe » pleurait de toutes ses larmes et bien sincèrement lors du départ définitif du jeune coopérant françaisavec lequel elle avait vécu quelques mois. Dans les quarante-huit heures qui suivaient, elle avait repris un compagnon, ami de celui qui venait de partir, avec qui elle semblait heureuse ; impossible de dire si ce genre d’anecdote relève de catégories plus larges que le colonial et le postcolonial, même si une touche d’exotisme lui donne une coloration particulière.

            On sera moins convaincu par la suite de cette première contribution. Elle est intéressante en soi mais plutôt déconnectée de la première partie du texte : il s’agit d’analyser en quelques pages trois auteures antillaises mais nées ou venues jeunes en France métropolitaine : pour elles,  « …le retour au pays est à dissocier d’une vision éculée et sexiste de l’histoire et des femmes. Il est légitime de se demander à qui et à quoi leurs héroïnes disent donc adieu dans leurs récits ». Le lecteur s’interroge également mais n’a pas plus de réponse à proposer que l’auteure.

            Cette seconde partie s’achève avec une contribution d’Emmanuelle Radar, « Quand l’écriture des femmes fait entendre la voix des hommes ». Il s’agit ici de trois romancières « franco vietnamiennes » de langue française, dont les trois œuvres analysées « se rejoignent dans une esthétique de la répétition au service de la relation ». La dissertation est intéressante mais le lecteur peu familier de la littérature en langue française de Vietnamien(nes)s résidant en France ou au Vietnam aura de la peine à comprendre le choix de ces trois romans qui ne sont pas vraiment « métis », qui relèvent encore moins d’une recherche d’identité postcoloniale, fût-elle « protopolitique ». Les aventures relatées sont avant tout individuelles. Il est vrai que l’auteure argumente une différence importante dans la littérature en langue française : le refus de nombre d‘auteurs, du moins des trois ici concernées, d’adhérer à toute forme de « post colonialisme » à l’anglo-saxonne. Et rappelle un oubli dans le lectorat de langue française des spécificités indochinoises, coloniales et postcoloniales, contrairement à l’histoire coloniale et de l’indépendance de l’Algérie, dans une moindre mesure de l’Afrique subsaharienne.

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            Poétiques postcoloniales : cette troisième partie (on peut s’interroger à propos du sens de son titre) rassemble quatre contributions qui sont plus des analyses d’ouvrages ou d’auteur(e)s :

Une suisso-gabonaise, Bessora, qui « remet en perspective les enjeux de genre dans un monde de plus en plus menacé par une fracture sociale transculturelle », ce avec humour et recul, relatant à travers des personnages vivant à Paris, une certaine Françafrique métissée.

Un Canadien « autochtone », qualificatif assez curieux désignant évidemment l’un de ses « peuples premiers », le Canadien autochtone portant cependant un nom bien britannique (Thomson Highway). Son histoire est celle de jeunes « autochtones », dans les années 1950, pensionnaires dans une institution destinée à les « éduquer et assimiler ». Ils sont victimes d’abus sexuels mais l’auteure de la contribution (Christine Lorre-Johnston) affirme que « la culture autochtone constitue la base du terrain postcolonial sur lequel les dégâts causés par la colonisation peuvent être dépassés ».

Sarah-Anaïs Crevier Goulet s’efforce à découvrir dans les romans de Marie NDiaye [sic] un « tournant postcolonial » à travers les figures de ses héroïnes, qui « complexifient la représentation du féminin quelle que soit la couleur de sa peau ».

Mehdi Derfoufi, de l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (Lausanne) traite, quant à lui, de deux films (La Route des Indes de David Lean, Zero Dark Thirty de B.Bigelow) qui, à trente ans de distance, « représentent la femme blanche comme une alliée pour la masculinité hégémonique blanche dont les figures féminines sont porteuses ». Cette contribution est évidemment illustrée. Sa conclusion mérite citation : « que les trois décennies qui séparent « la Route des Indes » de « Zeo Dark Thirty » voient la dimension « civilisationnelle » de l’esthétique de la mélancolie se renforcer jusqu’à l’Effacement de l’Autre en tant que sujet historique ».

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            Singularités culturelles : décoloniser le genre.

La première contribution, de Corinne Fortier, traite du voile en islam, du harem et de la chevelure. Si ces termes traduisent une certaine forme de soumission (l’homme est « désirant », la femme « désirable et séductrice »), dans certains contextes, un élément comme le voile peut être un acte de résistance à l’ordre colonial et postcolonial (en ce qui concerne par exemple les communautés immigrées).

Une deuxième contribution (Patricia Roux et Hélène Martin) porte un titre un peu obscur : « Imbrication des rapports de pouvoir épistémologique féministe matérialiste », un peu obscur du moins pour le lecteur qui n’a pas eu l’occasion de participer aux débats de la rencontre de 2014. Très sommairement résumé, il s’agit ici de décrire et comprendre les « différentes formes du patriarcat et des changements qui le marquent ».

Suit une contribution (ou article) relatif aux « négociations entre genre, nation et migration », apparemment adapté d’un texte en anglais d’une philosophe, Rada Iveković. Ou de la place des femmes migrantes comme apport extérieur et dérangeant aux traditionnelles relations de genre dans la société d’accueil.

Cette quatrième partie se conclut par un échange dirigé par les deux codirectrices avec trois autres participants. Il traite à voix donc multiples du sujet même de l’ouvrage, Le genre en contexte postcolonial – Traduction et réception françaises. Le lecteur insuffisamment averti y trouvera sans doute des réponses (malheureusement trop courtes) aux questions qu’il se posait sans doute avant sa lecture à propos du titre de l’ouvrage. Ou comment ont été reçues en milieu français des notions nées d’abord sous d’autres cieux intellectuels. Et comment sont-elles aujourd’hui acceptées ou discutées ?

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On l’aura compris, Écrire et penser le genre en contextes postcoloniaux s’adresse tout d’abord à des spécialistes et, malgré l’intérêt de certains articles, présuppose une grande familiarité avec ce qui se dit et s’écrit chez les spécialistes. On pourra regretter un titre qui ne couvre pas la période coloniale car il en est abondamment et fort justement question.

            Cette observation n’a pas pour objet de décourager l’éventuel lecteur plus généraliste mais de le prévenir de l’effort auquel il devra consentir. Car la lecture est parfois ardue, les références à ce qu’ont dit ou écrit les nombreux auteurs ou textes cités supposent une bonne connaissance préalable de la matière.

            Les contributions sont toutes précédées d’un court résumé, généralement plus parlant au lecteur généraliste que l’article lui-même et l’appareil critique est satisfaisant.

            Le lecteur généraliste qui rédige la présente recension a pris un intérêt certain à bon nombre d’articles mais aurait préféré assister aux débats afin de pouvoir faire part sinon de ses doutes, du moins de ses interrogations à propos d’un certain nombre des analyses et questionnements exposés.