Pouvoir et secret dans l'Empire ottoman : l'initiation dans la confrérie Bektasîe

Recension rédigée par Jean Nemo


Prévenons le lecteur : bien qu’écrit dans une édition de poche à l’appareil critique réduit, cet ouvrage est un ouvrage savant, le nom de l’éditeur permet de le vérifier avant même que l’on ouvre le livre.

Ouvrage savant tout d’abord parce que le lecteur généraliste mais raisonnablement bien informé de l’histoire, de la sociologie et des sectes (les derviches tourneurs sont les plus folkloriquement connus) des arcanes de la Sublime Porte sera probablement perdu dans les cheminements d’une secte qui eut ses entrées auprès des sultans et des vizirs. Il est vrai que par définition, comme bien des sectes en pays d’islam et de par le vaste monde, elle cultivait le secret. Sauf que comme bien d’autres sectes, elle avait un livre initiatique, le Bektaşi Ilmihali (soit le catéchisme des Bektaşi) lequel fut édité et commenté en 1925. Ce livre était connu depuis des siècles mais évidemment réservé aux Bektaşi. Il sera largement résumé et commenté par A. F. Ambrosio.

Néanmoins, l’auteur affirme dans son introduction qu’il s’adresse non pas aux spécialistes mais à « l’honnête homme qui voudrait creuser les points abordés aux différents plans qui l’intéresseront »

Présentons cet auteur, car pour une fois la 4ème de couverture est à son sujet très, voire trop discrète. Dominicain, il a vécu douze ans à Istanbul, il y a desservi une paroisse et s’est familiarisé avec les cercles soufis. De retour en Europe, il est devenu docteur en histoire, spécialiste de l’islam et plus précisément celui de l’empire ottoman puis de la Turquie mais principalement des diverses variantes de soufisme dans cette région. Un spécialiste ami des soufis et de l’islam, puisque dans sa bibliographie l’on voit apparaître, entre autres, « La confrérie de la danse sacrée : les derviches tourneurs » (2014) mais aussi « Quand les soufis parlent aux chrétiens : à la rencontre d’un islam fraternel » (2016).

Puisque comme il l’a déclaré, il s’adresse à l’honnête homme, tout lecteur qui s’estime tel, après une première hésitation, se plongera avec intérêt dans l’ouvrage. Cette première hésitation est due à l’intitulé en deux parties du titre. On voit bien ce que veut dire la première, l’actualité du jour peut vouloir dire que pouvoir et secret sont encore de pratique courante dans la Turquie moderne et l’on imagine bien qu’un pouvoir ambitieux et rude appelle sans aucun doute quelque vocation au, et pratique, du secret. Mais la seconde partie de ce titre apparaît bien plus limitée, elle semble traiter de rites qui pour être en principe secrets relèvent plus de l’anthropologie classique que de la politologie.

Suivons donc la démarche proposée par l’auteur, et l’on comprendra sans doute en quoi ces deux parties de titre se rejoignent.

Très logiquement, le premier des quatre chapitres traite de l’histoire de la confrérie Bektaşi. Celle-ci remonte au XIIIe siècle, dans un contexte évidemment très différent de l’époque ottomane. Les Seldjoukides défaillants ont été remplacés en termes de puissance régionale par les Mongols. Cette région est une sorte de melting pot où les chrétiens syriaques côtoient les premières sectes soufi, voire partagent leurs tombeaux et leur mysticisme.

Celle des Bektaşi est dès sa naissance hétérodoxe (par exemple croyance en la transmigration des âmes, en certaines formes de panthéisme et d’anthropomorphisme). Fondée par Hadji Bektach, deux textes en rapportent l’existence : le Vilayet-Nâme et les Makâlat. Suivent en notes de bas de page des références à des écrits et commentaires du XXe siècle qui permettront au lecteur honnête homme de parfaire sa connaissance de ces temps d’origine. 

La confrérie consolide son influence dès la fin du XVe siècle avec Balim Sultan, fils d’une chrétienne, nommé par le sultan ottoman Bayezid II (Bajazet II pour les francophones) à la tête d’un « couvent », maison mère de la confrérie. Il convient de noter que les janissaires dès leur fondation au milieu du XIVe siècle se rattachaient tous à la confrérie Bektaşi. Ce qui explique la persécution de la confrérie en 1826, dès après l’exécution de masse desdits janissaires. Le chapitre se conclut par une interrogation : « Quel secret pouvait-il lier la confrérie et le sultan ? Pourquoi celui-ci avait-il choisi pour corps d’élite des individus liés à une confrérie des plus hétérodoxes, pour ne pas dire frisant carrément l’hérésie ? » Question sans véritable réponse, le secret persiste.

Ce qui donne son titre au second chapitre, « Le secret ». C’est celui que cultivent toutes les sectes ou confréries, celui qui donne lieu à des rites d’initiation. Suit un commentaire sur les deux livres réapparus en 1925, le Vilayet-Nâme et les Makâlat. L’éditeur redécouvreur de ces catéchismes, un certain Necip Asim, aurait de ce fait pris la défense des confréries en général et de celle des Bektaşi en particulier car 1925 est l’année de l’interdiction en Turquie des confréries (septembre pour le texte, décembre pour son application.

Mais ici pas de doute : le « secret » est celui de toutes les confréries ou sectes, et les deux « catéchismes » ceux de l’explication aux nouveaux adeptes des rites et croyances de base.

Alberto Fabio Ambrosio poursuit dans ses troisième et quatrième chapitres la description des rituels et des agapes qui l’accompagnent, ils relèvent de l’enquête anthropologique. L’auteur précise que « Necip Asim n’a pas édité un livre au hasard… ». En révélant le « secret bektaşi », l’intéressé ne reste pas dans le domaine littéraire mais prend parti, tout comme en Europe où, à plusieurs reprises, furent mis en cause maçonnerie et francs-maçons. Mises en cause en partie idéologiques, en partie scientifiques. Éditer les catéchismes bektaşi, en 1925, sous couvert d’une approche scientifique, c’est, affirme Alberto Fabio Ambrosio, suivre la même démarche qu’en d’autres temps suivit Arnold Van Gennep en 1909 à propos des « rites de passage ».

Dans sa conclusion, après avoir rappelé les principaux éléments contenus dans les chapitres de l’ouvrage, estime que Necip Asim a accompli un acte de grande portée scientifique. Mais « il reste un mot à dire de la puissance symbolique que revêt l’ensemble formé par cet écrit et son contexte : elle est tout entière contenue dans la relation entre le secret et le pouvoir politique. Plus une chose est cachée (même si on le sait, paradoxalement), plus elle contribue à perpétuer une forme de pouvoir dans la société ».

Et en phrase finale, «le secret…vit du fait que l’on n’en parle pas et que, lorsque l’on en parle, on doive en parler comme étant un secret…».

D’où la floraison des théories du complot, qui affectent la Turquie d’aujourd’hui (l’exemple en est au sort réservé au mouvement de Fethulla Gülen) mais, ce n’est ici pas précisé, dans bien d’autres régions du monde.

On recommandera à « l’honnête homme » de lecteur de parcourir cet ouvrage d’un spécialiste reconnu. Il en sortira informé des recherches récentes et savantes à propos de l’actualité d’une confrérie pourtant deux fois victime d’une répression sanguinaire (en 1826) mais plus « légale » en 1925. Peut-être restera-t-il sur sa faim en ce qui concerne la relation entre pouvoir et secret dans l’Empire ottoman, car ce n’est pas de cela exactement qu’il s’agit ici. Mais il disposera des éléments lui permettant de poursuivre sa propre enquête.