Les littératures francophones de l'archipel des Comores

Recension rédigée par Jean Martin


            L’archipel des Comores appartient au monde francophone de l’océan Indien. Si l’établissement de la domination française y est relativement ancien, (prise de possession de Mayotte en 1843, protectorat sur les trois autres îles en 1886 puis annexion en 1912), les progrès de la langue française y furent des plus lents du fait de l’incurie de la puissance coloniale en matière scolaire (c’est une litote), et l’archipel est entré dans la francophonie presque à reculons. Il faut attendre les lendemains de la deuxième guerre mondiale pour voir une élite francophone émerger et se faire entendre. Dans de telles conditions, l’apparition d’une littérature francophone et la formation d’un corpus littéraire furent bien plus tardifs.

            Toutefois, en dépit de cette lenteur, il ne faut pas négliger le phénomène de l’émigration : en 1984, 42.000 Comoriens vivaient déjà sur le sol français : combien sont-ils trente ans plus tard ? Un dénombrement est difficile, la plupart d’entre eux étant de nationalité française et ne pouvant être comptabilisés comme étrangers. Mais le chiffre de 200.000 est généralement admis (avec une importante concentration dans l’agglomération de Marseille et en Ile de France). Les enfants de ces immigrés sont bien entendu francophones. Les Grand Comoriens représentent l’écrasante majorité de cette diaspora. Diverses raisons ont été avancées pour expliquer ce phénomène et notamment l’existence dans cette île du Grand Mariage, sanctionnant l’accession à la notabilité, caractérisé par des cérémonies somptuaires et onéreuses, qui constituerait un pôle de répulsion pour la jeunesse (on voit des agents hospitaliers, des dockers de Marseille, contribuer au financement du mariage de leurs parents...).

            Trois universitaires, Buata Malela (Centre universitaire de Mayotte), Linda Rasoamanana (Centre universitaire de Mayotte) et Rémi A. Tchokote (Université de Bayreuth) ont mis sur pied le présent recueil qui regroupe vingt-deux contributions sur la littérature francophone des Comores (Mayotte incluse). Elles sont articulées en 5 parties. Nous n’aurons pas la prétention de les résumer toutes mais nous observerons que pour des raisons évidentes, Mayotte est très surreprésentée dans cette production.

            Sous le titre L’écriture de la violence et de la revendication : une esthétique littéraire comorienne ? Thoueibat Djoumbé, (docteur en littérature comparée) brosse un rapide tableau de la littérature comorienne postcoloniale. Le corpus étudié se compose de quatre œuvres : Les démons de l’aube de Salim Hatubou, Les berceuses assassinées de Saïd Ahmed Sast, Testaments de transhumance de Saindoune ben Ali et Nouvelles écritures comoriennes du collectif Maandshishi ya Ki Komori. Les œuvres sont généralement bien analysées, mais un langage abscons ne facilite pas la compréhension du texte et l’auteur ne fait pas toujours preuve d’un grand esprit critique : Ce n’est pas « une reine-enfant qui ouvre ses jambes à Lambert »
(p. 119), c’est une jeune veuve d’environ 28 ans, mère de famille. Aucun historien digne de ce nom n’admettra qu’on dénombrait plus de 100.000 morts au terme de la répression de la rébellion de 1947 à Madagascar (p. 132). Le quart de ce chiffre serait plus proche de la réalité[2].

            Un thème très proche inspire les contributeurs de la troisième partie centrée sur les rapports de la littérature avec les notions d’identité et de résistance. Mohamed Aït Aarab (Université de la Réunion) s’efforce de discerner les éléments constitutifs d’une identité mahoraise au travers des œuvres de Nassur Attoumani et de la littérature orale en général.  Alain Kamal Martial (né en 1974, docteur en littérature française et fils du Dr Martial Henry, personnalité très connue à Mayotte), recherche les origines de cette littérature de contestation dans deux romans d’Abdou Salam Baco : Dans un cri silencieux et Coupeurs de têtes. Christophe Ippolito (Georgia Institute of Technology, USA), analyse la résistance culturelle des Comoriens à travers les œuvres de Soeuf Elbadawi dans le blog de Muzdalifa House.

            Un historien des Comores ne pouvait rester indifférent à la contribution de Christophe Cosker (Centre Universitaire de Mayotte) intitulée : « Postérité littéraire du traité du 25 juin 1841 portant cession de Mayotte à la France » (pp. 135-149)[3]. Jean Martin est sans doute cité dès les premières notes de référence mais si l’on doit bien admettre que littérature et histoire sont deux domaines distincts, nous ne pouvons pour autant manquer à notre devoir de rappeler à cet auteur que le susdit traité a été signé le 25 avril 1841 (2 Rabi al-awal 1257) et non le 25 juin.  Cette postérité, Christophe Cosker la recherche dans deux œuvres d’auteurs mahorais : la pièce de théâtre d’Alain Kamal Martial Larupture de chair et le roman historique d’Abdou Salam Baco (docteur en histoire, né en 1965) Coupeursde têtes. Aux pages 138 et 139, Cosker retrace le parcours de ces deux auteurs et nous propose une analyse assez fine de leurs deux ouvrages.

            Ainsi que nous l’avons écrit en introduction, les Comores ont été pratiquement tenues à l’écart de la francophonie par la puissance coloniale. Pourtant colonisée un demi-siècle avant les autres îles, Mayotte n’a pas fait exception à la règle. Nassur Attoumani, comédien, romancier et dramaturge, nous entretient précisément d’ « un siècle de balbutiements d’une scolarisation chaotique à Mayotte ». Il fallut en effet attendre 1992 pour que la loi sur l’obligation scolaire fût appliquée dans cette collectivité territoriale, tandis que Morgane Le Meur (Cellam, Université de Rennes 2) s’interroge sur la manière d’introduire l’enseignement de la littérature postcoloniale dans les établissements secondaires de Mayotte.

            Aux pages 269-283, Isabelle Denis, docteur en histoire, évoque la figure de Bakar Koussou, considéré comme le principal meneur de la révolte des travailleurs de plantation survenue à Mayotte en 1856. On sait qu’il fut condamné à mort et exécuté à Dzaoudzi, le 22 juin 1856. Si l’homme a été longtemps fort oublié (ou plutôt volontairement enseveli, car il nous a toujours été impossible de recueillir la moindre tradition orale sur lui), Isabelle Denis examine les retombées littéraires du personnage et la place qui lui a été donnée dans trois œuvres artistiques : le roman Coupeurs de têtes d’Abdou Salam Baco, mentionné plus haut, la pièce de théâtre Bakar Koussou d’Alain Kamal Martial et la chanson populaire Fight de Babadi, étudiant en architecture originaire de la Petite Terre.

            Isabelle Denis observe justement que ces trois œuvres, même si elles ne prétendent pas à une vision historique rigoureuse, ont contribué à exhumer l’étonnante figure de Bakar Koussou des limons de l’oubli. Il y aurait encore beaucoup à dire sur les autres communications, notamment sur celle d’Ahmed Daniel (docteur en études africaines de l’INALCO) qui se livre (p. 287) à un intéressant essai de classification et de traduction de la littérature orale des Comores. Mais il reste que bien d’autres communications, alourdies par des considérations inutiles, n’ont qu’un rapport assez lointain avec l’archipel, que leurs auteurs semblent connaître assez mal, et ne nous apportent que des redites et des passages de manuels sur la méthodologie en littérature francophone, avec les habituelles références à Senghor, Lilian Kesteloot etc.

            Les Comores ont été longtemps un des territoires les plus négligés, les plus oubliés, de l’histoire de la colonisation française (du moins jusqu’à la sécession de Mayotte). Le mérite de ce recueil est d’œuvrer à ce que leur littérature, aujourd’hui émergente, mais qui reste encore peu connue, échappe à la même indifférence, trop souvent voisine du mépris.

                                                                                                         


[2] Voir Hubert Deschamps. Histoire de Madagascar.  Ed. Berger Levrault p.270.

[3] La contribution est sous-titrée : enjeux du texte juridique dans le texte littéraire.