Mayotte en France : enjeux et tensions

Recension rédigée par Jean Martin


            Le triste film des « évènements » de Mayotte n’a guère cessé de défrayer quasi quotidiennement la chronique. Les dix-neuf contributions de l’ouvrage collectif dirigé par Hubert Bonin (IEP de Bordeaux) nous apportent de très utiles éclairages sur les origines des turbulences dans lesquelles le cent-unième département français se débat depuis quelques années et pour tout dire depuis sa création. Ecrire l’histoire de Mayotte est une œuvre ambitieuse qui se heurte à de multiples défis ainsi qu’Hubert Bonin le souligne à juste titre dans son entrée en matières (pp. 7-11).

            Le juriste Hugues Béringer retrace l’évolution institutionnelle de la colonie de Mayotte. Il décrit le statut de colonie qui fut celui de l’île de 1843 à 1946, (Rappelons-lui toutefois
(p. 17) que l’amiral de Hell se prénommait Anne-Chrétien et non Louis), puis celui de territoire d’outre-mer (1946-1976), puis l’étonnant régime de collectivité sui-generis qui la régit de 1976 à 2001, pour finir par la marche vers la départementalisation (2001-2011) avec les statuts de collectivité départementale puis de collectivité d’outre-mer. L’auteur admet en conclusion que la départementalisation reste à construire et que le chemin sera long. Aux chapitres 6 et 7
(pp. 89-111), M. Béringer nous donne d’intéressantes précisions sur quelques originalités de la représentation de Mayotte au parlement ainsi que sur les enjeux des élections nationales (législatives et présidentielles) dans l’île, de 1958 à 2016.

            Didier Béoutis, haut fonctionnaire et ancien élu parisien, s’est tout comme Hugues Béringer, investi de longue date dans le combat pour la départementalisation de Mayotte. Dans un exposé brillant (pp. 31-47), il retrace les diverses phases de cette lutte, telle qu’elle a été menée dans les milieux politiques de la métropole. On retiendra p. 38 l’heureuse expression de « combat contre la défiance immobile » (autrement dit la menace d’enlisement) qualifiant la loi du 19 décembre 1984.

            Autre éminent juriste, Olivier Gohin (Paris 2) étudie (pp. 49-66) la place de Mayotte en droit constitutionnel français. Il nous rappelle les diverses étapes de l’autodétermination en faveur de la France et sous le titre de constitutionnalisation de Mayotte, envisage l’inscription de cette collectivité au sein de la constitution française. Yvan Combeau (Université de la Réunion) nous ramène sur le chemin de la départementalisation en insistant sur la question majeure du référendum île par île et sur celle de l’élection du conseil général du deuxième département français de l’océan Indien.  Mais le dernier chapitre, intitulé non sans humour « Et ensuite ? » nous ouvre bien des pistes de réflexion en nous rappelant que la départementalisation ne saurait, loin s’en faut, être considérée comme un point final.

            Dans une brève et incisive communication (pp. 83-87), Jean du Bois de Gaudusson (Université de Bordeaux) revient sur la place ambigüe de Mayotte dans les droits constitutionnels français et comorien. A l’appui du point de vue de Paris, il évoque la jurisprudence du conseil constitutionnel en la matière puis étudie la situation hypothétique de Mayotte au sein du régime de présidence tournante instauré par la constitution de 2001.

            Jean-Louis Lorenzo, journaliste, a consacré son intervention au paysage radiophonique à Mayotte. L’île dispose de son propre émetteur de radio depuis 1978 et depuis lors le paysage s’est grandement enrichi. L’auteur nous donne une pénétrante étude sur l’influence de la radio et de la télévision (celle-ci existe depuis la fin de 1986) et insiste sur le succès de la chaine publique Mayotte Première ainsi que sur l’influence qu’elle exerce sur la population, contribuant à l’avènement d’une mentalité nouvelle, notamment parmi la jeunesse qui se différencie de celle des autres îles.

            Auteure d’une bonne thèse sur la présence militaire française à Mayotte des origines à la deuxième guerre mondiale, Isabelle Denis retrace en historienne de la société les singularités qui donnent à cette île une physionomie particulière au regard des îles voisines. Une histoire coloniale nettement plus longue, un embryon de peuplement créole, ont donné à ses habitants un mode de vie assez singulier.  Si l’on ne peut guère parler d’acculturation chrétienne
(pp. 145-147) on lira d’intéressantes notations sur l’acculturation alimentaire et notamment sur le cas du pain, denrée introduite au XIXe siècle par la marine nationale. Il fut longtemps exécrable, la première boulangerie n’ayant été fondée par un Réunionnais que vers 1920. On lira d’intéressantes notations sur l’acculturation sportive (p. 148) et sur la préservation d’une culture spécifique (p. 149). Toutefois il eût été judicieux de souligner le déclin rapide de la langue bushi (sakalava ou betsimisaraka) dans les quelques villages, notamment Chiconi, où elle est encore en usage.

            Coordonnateur de l’ouvrage, Hubert Bonin consacre deux chapitres aux défis du développement de l’économie mahoraise et aux stratégies économiques envisageables pour cette île en voie d’intégration dans le système ultramarin européen. Il déplore la quasi inexistence d’une bourgeoisie entrepreneuriale et envisage diverses possibilités : relance de l’agriculture vivrière, trop souvent attardée à des techniques archaïques, développement d’une agriculture commerciale, « réinvention » de la pêche artisanale et hauturière, impulsion donnée au tourisme maritime. Les projets ne manquent pas…

            Ancien député de la Réunion et ancien secrétaire général de la commission de l’océan Indien, Wilfrid Bertile revient sur le thème de la départementalisation dans un essai de comparaison avec la Réunion. S’il considère que le bilan est largement positif pour cette dernière île, son avis n’est pas le même pour Mayotte où d’énormes efforts restent à accomplir.  Il souligne que les revenus dans l’île demeurent « bas et inégalitaires ».

            La mer représente-t-elle une menace ou un espoir de ressource économique pour Mayotte ? Telle est la question que se pose (au chapitre 13) Olivier Busson, ancien haut fonctionnaire des affaires maritimes. Les deux aspects se défendent. C’est par la mer que viennent les nombreux immigrés clandestins qui s’introduisent dans l’île malgré la surveillance exercée par les garde-côtes et c’est en mer que s’exerce la piraterie dont certains navires de pêche industrielle ont été victimes depuis 2009. Mais en revanche, la mer procure aux Mahorais une bonne partie de leur alimentation par la pêche artisanale et également par la pêche industrielle des thonidés. L’aquaculture (180 tonnes par an dont près de 80% sont exportés) peut être une ressource d’avenir. L’activité marchande du port de Longoni, inauguré en 1992, reste faible mais est en croissance. Toutefois de fréquentes grèves constituent un sérieux handicap pour le développement de cette infrastructure portuaire qui est encore loin de devenir le grand hub européen du canal de Mozambique dont ses fondateurs avaient rêvé vers 2010.

            Des six contributions restantes (formant les troisième et quatrième parties) on retiendra les intéressantes considérations d’Hubert Bonin sur la préservation de l’environnement (très menacé par la surpopulation) tandis que les Drs Céline Lartigau et Anne Ribéra nous entretiennent de la médecine à Mayotte au début XXIe siècle avec des notations sur la survivance de la médecine traditionnelle : mais comment peut-on décemment parler de médecine coranique ? (p. 265). Le Coran a-t-il jamais été un traité de médecine quelles que soient les aberrantes pratiques superstitieuses auxquelles la vénération du Livre a pu et peut encore donner lieu ?

            La quatrième partie (pp. 283-289) se résume en une espèce de conclusion intitulée quelles stratégies pour Mayotte ? On relèvera de pertinentes observations d’Hubert Bonin qui revient sur la départementalisation dont on peut se demander si elle sera un jour menée à terme, et qui remarque que la pauvreté de Mayotte n’est sans doute que peu de choses à côté de l’« ultra-pauvreté » des Comores. Le politologue Dominique Guillemin s’interroge sur la politique de défense française dans la zone sud de l’océan Indien, dans laquelle Mayotte joue évidemment un rôle important. Rappelons toutefois à cet intervenant (p. 312) qu’Anjouan a été placée sous protectorat français en 1886 et non en 1866. Il nous donne le compte-rendu d’un intéressant entretien avec le général commandant cette zone de défense.

            Notre métier est de connaître le passé et non de prévoir l’avenir. Celui de Mayotte ne nous semble pas radieux et l’absence de solution à court ou moyen terme, notamment pour le problème des clandestins, n’est pas un élément de réconfort.  Il reste que cet ouvrage forme une espèce de petite encyclopédie à laquelle tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin au passé et au présent de Mayotte ne pourront guère éviter de se reporter.