De la bouche même des indigènes : échanges linguistiques en Afrique coloniale

Recension rédigée par Philippe David


 

            “De la bouche même des indigènes”... La formule, déjà ancienne, a été maintes fois utilisée en tête de travaux linguistiques anglais puis français pour donner d’emblée au lecteur l’assurance, bien qu’anonyme, qu’on a puisé aux bonnes sources. L’auteure, qui en fait son titre, est spécialiste du “contact colonial en Afrique de l’Ouest” et enseigne à l’Université de Paris-3 Sorbonne. Son sujet est original, complexe et, plus encore, tout neuf et scrupuleusement documenté, moins par une très courte bibliographie de 4 pages que par les 546 notes riches et précises regroupées en fin d’ouvrage. Celles-ci, très abondantes en références anglaises, ne surprennent plus quand on découvre le poids et l’ancienneté des travaux linguistiques dus à des auteurs britanniques ou anglographes dans les mêmes régions.

            “Conquérir par les mots” (chap.2)... La colonisation, dans le sillage des explorations et des conquêtes, n’a évidemment pas pu s’installer seulement par la persuasion, la force ou les armes. À peine entamée, elle devait aussi, pour convaincre ou en tout cas se faire obéir, découvrir et pratiquer plus ou moins toutes les langues de ses sujets pour mieux imposer la sienne, du moins à dose mesurée. On constatera d’ailleurs que, si le pouvoir colonial se montre d’abord généreusement impatient d’offrir à des sujets “non civilisés” le plein accès à nos grands auteurs et à nos grands principes, il s’inquiète aussi parfois des effets pervers éventuels d’une telle générosité.

            Conscient en tout cas de cette nécessité, Faidherbe, gouverneur du Sénégal, a organisé à Saint-Louis, dès sa prise de fonction en 1854, la formation d’interprètes et de traducteurs. A vrai dire, l’inventaire et la transcription des langues africaines inévitablement rencontrées par les Européens avait déjà commencé en Afrique de l’ouest au hasard des premières installations sur la côte puis des innombrables “palabres” et traités collectionnés au hasard des missions d’exploration ou de conquête. Dès 1825-1826, pionnier de tous les Français en ce domaine, l’instituteur Jean Dard, lui aussi à Saint-Louis, avait consacré trois ouvrages aux langues wolof et bambara. N’oublions pas que, dans le domaine de la linguistique, tout partait du néant puisque l’Afrique sub-saharienne n’avait, elle, encore jamais rien produit, jusqu’à ce que les tout premiers Africains, “locuteurs natifs”, commencent à décrire leurs propres langues, tels Crowther, dès 1843 à Fourah Bay pour le yoruba, l’abbé métis David Boilat en 1858 pour le wolof et l’interprète militaire Moussa Travélé pour le bambara (bamana) en 1910.

            On fait donc ici le bilan des très nombreux travaux linguistiques effectués essentiellement par les Français en AOF pendant plus d’un  siècle en insistant chemin faisant sur les figures les plus célébres,  à commencer par le “polyglotte Louis-Gustave Binger” dont l’oeuvre et les méthodes sont longuement, et assez favorablement, analysées (chap. 1).

              L’expérience globale de l’armée au hasard de ses campagnes puis de son installation dans les zones occupées, parfois aussi confiées à son administration, est la première étudiée (chap. 3). Celle-ci est, en effet, immédiatement obligée d’ouvrir partout puis de perfectionner un “laboratoire linguistique” permanent et multiple en fonction de la grande diversité ethnique tant de ses tirailleurs que de ses adversaires. Son action, rapidement amplifiée à partir des années 1880 dans l’immense Soudan, la confronte surtout à une “tripartition” mandingue (bambara/bamana-dioula-mandinka), d’où l’élaboration rapide, pour donner et faire exécuter ses ordres, d’un “français tirailleur” dit aussi “bambara colonial” ou encore “bambara militaire”.

            Peut-être simpliste à l’origine et risible, ce baragouin n’en est pas moins bien réel et d’abord efficace.  Mais quand même, après la guerre de 1914-1918, cette “prison verbale” limitée et donc insuffisante est mal supportée, d’autant que des études linguistiques de plus en plus précises, sur le bamana et d’autres langues de l’ensemble aofien, jalonnent les années 1920-1930. En conséquence, l’armée réagit, affinant ses productions et ses pratiques et s’appuyant aussi sur ses sous-officiers et officiers indigènes de plus en plus nombreux et correctement instruits. Double symbole de ce louable effort : dès 1910, l’interprète militaire Moussa Travélé, déjà cité, a déjà publié son Manuel français-bambara ; et c’est également en bamana qu’au camp du 2è RTS à Kati, en 1934, le colonel Edouard de Martonne, inaugurant un mémorial, achève son discours.

            Anglais ou français, les missionnaires, eux, ont des objectifs très différents et leur tâche est à maints égards plus difficile (chap. 4). Ils s’y sont pourtant pris bien plus tôt puisque leur présence précède largement en Afrique de l’ouest l’époque des grandes conquêtes de la fin du siècle. La Church Missionary Society britannique n’a-t-elle pas ouvert, dès 1827, son célèbre collège de Fourah Bay à Freetown en Sierra Leone, qualifié parfois d’ “Athènes de l’Afrique” ? Les Spiritains français les ont suivis un peu plus tard, d’abord au Sénégal. Installé à Ngazobil dès 1850, l’Alsacien Aloys Kobès signe en quinze ans ses trois premiers ouvrages consacrés au wolof et cet effort sera bientôt étendu au sérèr. Son oeuvre aussi est étudiée ici très en détail.

            Pour lui comme pour tout missionnaire, “l’étude de la langue indigène (est) le premier de ses devoirs”, d’autant que l’ignorance en ce domaine a parfois tué autant que le climat. Pas de prêche ni de transmission des évangiles, évidemment, sans un effort considérable de “linguistique missionnaire”. Plus tard, au Soudan, c’est surtout et encore au bamana que les Pères blancs de Notre-Dame d’Afrique vont eux aussi se consacrer. Tous doivent produire à la fois    des manuels essentiellement grammaticaux et pédagogiques et des manuels purement religieux gonflés d’un vocabulaire nouveau totalement inconnu des populations à évangéliser. En comparaison, la tâche des militaires est effectivement plus rapide et plus facile. Et les missionnaires latinistes ou bilingues (quand ils sont bretons ou alsaciens par exemple) ne sont pas forcément mieux placés que les autres pour affronter les difficultés d’analyse des langues indigènes.   

            Au “petit nègre” d’abord indispensable et efficace mais limité et suscitant trop de moqueries, s’oppose progressivement le ”français aofien” (chap.8). Né vraiment en 1924 d’une “véritable charte de l’enseignement en AOF”, il est, dès lors, distillé avec succès pendant au moins trente ans à partir du fameux manuel “Mamadou et Bineta”, déjà précédé d’ailleurs, depuis 1916, par plusieurs éditions de “Moussa et Gi-gla”. L’époque est marquée aussi par la création, en 1936, de l’IFAN/Institut français d’Afrique noire” et les travaux d’une génération nouvelle de “chercheurs scientifiques” tels Richard-Molard, Mauny et les Africains Abdoulaye Ly et Dominique Traoré qui y sont rattachés.  Désormais, la coexistence rivale entre “fçs tirailleur” et “fçs aofien” se trouve estompée, dépassée par l’émergence d’une langue de mieux en mieux maîtrisée par les colonisés eux-mêmes, parfois jusqu’à la perfection.

            Dès les années 1920-1930, les premiers orateurs ou écrivains de plein exercice, Blaise Diagne, Fily Dabo Sissoko, Dim Delobsom, Amadou Hampaté Ba, Moussa Travélé, Paul Hazoumé ou le lieutenant Baba Keïta sont là pour clamer désormais : “l’Empire vous
répond !” (chap. 9) et cette réponse s’exprime tout autant par l’écrit que par la parole. Premier de tous, le député Blaise Diagne, tribun redoutable, prend plaisir un jour de 1930 à raconter, en pleine Chambre des députés, la surprenante rencontre, dans les années 1880, des petits écoliers de Gorée déjà parfaitement francophones avec des jeunes marsouins ou bigors bretons analphabètes et qui, eux, l’étaient à peine. On songe alors à la vitalité actuelle des différents créoles français des autres pays d’outremer ainsi qu’à la truculente santé du “français de Moussa” en Côte d’Ivoire, lesquels ne font ici l’objet que de très rapides mentions. De futures recherches dans ces deux domaines seraient certainement les bienvenues.

            Ceci dit, l’auteur prend bien soin de toujours souligner l’étroite imbrication de la recherche linguistique et du pouvoir colonial, affirmant par exemple : “l’entreprise de description linguistique est partie prenante d’une forme de qui met de l’ordre dans les langues”. Rien d’étonnant a priori : tous les acteurs français de l’époque, administrateurs, militaires, missionnaires, enseignants et chercheurs plus ou moins mêlés aux mêmes institutions, participaient évidemment au fonctionnement du système en place. Toutefois, son insistance retient notre attention, nous intrigue même, dans la mesure où ce propos sur tous les auteurs coloniaux évoqués n’est jamais exempt de reproches subtils ou indirects touchant leurs méthodes et leurs intentions supposées. Comme si, en révélant pour la première fois dans l’histoire des langues africaines encore jamais étudiées, ils avaient systématiquement “inventé des ethnies” pour mieux les soumettre. Comme si on avait peur aujourd’hui que leur oeuvre puisse, sans dénonciations ni égratignures, être portée aux aspects positifs de la colonisation.

            Comme si, plus largement encore, dès leur apparition au 19è siècle, les sciences africanistes avaient multiplié et aggravé les diverses formes d’un  “racisme” qu’elles ne cherchaient pourtant pas à théoriser et dont le terme officiel d’ailleurs ne date que de 1902. Cette attitude grinçante vise tout particulièrement Maurice Delafosse, qualifié de “parrain ambigu et condescendant” de Moussa Travélé et dont l’oeuvre et les méthodes sont longuement et sévèrement examinées (chap. 5 et 6). Or, cet administrateur-linguiste-auteur polygraphe parmi les meilleurs se réjouissait justement de constater la rapide évolution de la“tripartition” mandingue et l’unification de ses trois dialectes, bamana, mandinka et dioula. De plus, l’école africaniste qu’il animait a certainement déclenché la première contribution des sciences de l’homme françaises à la transformation du regard porté sur les Africains de nos colonies. Ou alors, serait-il toujours mauvais et inexcusable d’avoir été de son époque ? Et puis, une thèse de 2011 (citée en note 536) n’-a-t-elle pas affirmé : “Compte tenu du passif colonial de la langue française, le bannissement de cette langue, en tant que symbole de l’oppression, aurait dû constituer la règle plutôt que l’exception dans les colonies” ?       

            Heureusement, nous le savons, ce sont là de vains regrets. Loin d’être rejetée en Afrique, la langue française y est aujourd’hui largement revendiquée, même si certains, à l’avènement des indépendances, déclaraient la prendre comme “un butin de guerre”. En tout cas, les Africains qui la pratiquent aujourdhui avec foi et souvent perfection sur toutes les scènes internationales font parfois honte aux si nombreux Français de France qui, eux, en sont chaque jour un peu plus les fossoyeurs.

            Retenons donc de cet ouvrage très riche de noms, de dates, de références et de citations précises, l’apport inestimable de tous ceux qui ont, à partir de rien, pendant et depuis la période coloniale,  contribué à la révélation, à la transcription et à l’expansion en retour aujourd’hui des langues africaines jusqu’en Europe. Découverte il y a un siècle et demi et révélée à partir du “petit nègre tirailleur” de Ya bon Banania !, la langue bamana figure aujourd’hui en France parmi les matières à option du baccalauréat.