Trappistes en Terre sainte : des moines au coeur de la géopolitique : Latroun

Recension rédigée par Christian Lochon


            Le Père trappiste Paul Tavardon, entré au Latroun en 1996 et ordonné en 2003 (p. II, 434), qu'on aperçoit dans une photo de groupe (p. II 480), présente en deux tomes, le premier de 609 pages, le second de 556 pages, l'histoire du couvent du Latroun, ouvert en Palestine en 1890. L'intérêt de ce texte est double : les lecteurs attirés par l'aspect religieux découvriront la vie d'une communauté monastique, composée de membres occidentaux et orientaux confrontée aux aspects particuliers de la vie en  Terre sainte ; les lecteurs profanes prendront connaissance de la place historique de la France qui aura joué dans cette région, grâce à la signature des Capitulations (1536) avec l'Empire ottoman et à leur renouvellement constant, un rôle exceptionnel que lui contestera le mandat britannique à partir de 1921, ainsi que de la naissance dans les combats de l’État d'Israël en 1948, vue et vécue par des témoins privilégiés et malmenés, qui avaient déjà eu à assumer leur mission successivement sous l'Empire ottoman jusqu'en 1918, sous le mandat britannique jusqu'en 1947, puis sous le royaume jordanien jusqu'en 1967.

            C'est avec attention qu'on lit les rappels historiques de ce site du Latroun, à 27 km de Jérusalem sur la route de Tel-Aviv, doté d'une « situation géographique exceptionnelle » (p. II 411), où se découvrent les ruines de la basilique d’Emmaüs Nicopolis, transformée en mosquée en 640 et redevenue église sous les Croisés (p. I 21). Les Templiers y fondèrent le « Toron » pour leur défense (p. I 396). Latroun, petit prieuré devenue abbaye est, comme le dit le Prieur Dom Paul Couvreur, « un des carrefours de la Palestine » (p. II 23). A ce titre, il fut souvent visité par des voyageurs illustres (Niccolo de Poggiboni en 1345, le P. Nau en 1674) et resta
« durant un siècle en première ligne des événements de la Palestine ottomane, mandataire et du conflit israélo-arabe » (p. I, 9).

            18 pères trappistes s'installent en 1890 dans cette propriété de 550 ha, disposant de trois bâtiments dont un ancien hôtel de voyageurs. Ils seront expulsés par les Turcs de 1914 à 1918 et le père Couvreur n'obtiendra d'indemnités de guerre qu'en 1927 grâce à l'intervention du consul général français de Jérusalem. Un nouveau monastère est érigé entre 1926 et 1937. Puis les moines vont être confrontés aux soulèvements des Palestiniens contre les Britanniques qui construisent un fort à Latroun en 1940 pour protéger le pipeline d'eau alimentant Jérusalem
(p. I, 531). En avril 1945, les Israéliens rasent les villages arabes voisins dont les habitants se réfugient au monastère (p. II, 30). Le cessez-le-feu de l'ONU du 11 juin 1945 trace la nouvelle frontière jordano-israélienne au couvent de Latroun même dont les bâtiments seront en territoire jordanien et les terres cultivables dans le no man's land (p. II 91). Les affrontements entre les deux camps ne cesseront pas, atteignant leur plus haut niveau en octobre 1965. Après un violent bombardement dans la nuit du 5 au 6 juin 1967, les Israéliens s'emparent de
l'ensemble de la Cisjordanie et incluent le monastère de Latroun en territoire israélien (p. II 182). Le 1er mai 1990, les fêtes du centenaire du couvent se dérouleront sous la présidence du patriarche latin monseigneur Michel Sabbah et en présence de la quasi-totalité de la communauté ecclésiale locale (p. II 399). Le 8 décembre 2015, l'Abbaye de Latroun fête ses 125 ans d'existence (p. II 429).

            L'auteur décrit minutieusement les abbatiats successifs de dom Paul Couvreur
(1937-1952), de dom Elie Corbisier (1952-1967), de dom Yves de Broucker (1957-1982), de dom Paul Saouma (1982-2008), de dom René Hascoet (depuis 2008). Des tableaux successifs des religieux présents aux différentes époques donnent les noms, les nationalités, les âges, la date d'arrivée, de décès, En 1914, sur 36 membres, 19 étaient français, 8 hollandais, 4 allemands, 1 belge, 1 anglais, 1 russe, 1 libanais, 1 égyptien (p. I 257). En 1975, la communauté était constituée de 10 Français, 9 Libanais, 2 Belges, 1 Allemand, 1 Yougoslave, 1 Arménien. Après 1990, sont arrivés 6 Français (dont l'auteur), 1 Belge, 1 Hollandais, 1 Libanais, 1 Israélien. Un juvénat de recrutement instauré de 1931 à 1963 accueillit 157 enfants dont 145 Libanais, 7 Palestiniens, 5 Syriens. Les moines venus de France et d'Europe mais ayant parfois vécu en Syrie, au monastère d'Akbès près d'Alep (p. I 128, 387), en Algérie à Staouéli de 1843 à 1904 (p. I 49), en Nouvelle Calédonie de 1837 à 1889 (p. I 57) vivent en communauté avec des moines orientaux, libanais principalement. Ils s'ouvrirent peu à peu à leur environnement, ne négligeant ni l'éducation, ni les soins en dispensaire apportés aux populations locales lorsque le milieu était palestinien. Ils découvrirent après la guerre des Six Jours la culture israélienne avec l'aide d'André Chouraqi, maire adjoint de Jérusalem (p. II 199) ou du père Abraham Schmeluoff, fondateur d'un catholicisme d'expression hébraïque (p. II 24). En 1977, ils offrirent un terrain pour une durée de 49 ans au projet judéo-chrétien Neveh Shalom du mouvement Oasis de Paix (p. II 215).

            La règle monastique de base, comme exprimée par le père Paul en 1949, était de « vivre intégralement la vie monastique avec ses observances, son union à Dieu par la prière et la pénitence » (p. II 88). Les hostilités incessantes ne facilitèrent pas le recrutement et l'auteur signale les « tensions internes » que les chapitres généraux essaient de gérer. Le travail des moines en tout cas fut constant avec des succès agricoles, malgré le manque pérenne d'eau (p. I 248). Ainsi, en 1971, 60.000 bouteilles de cognac et d'arak furent produites. En 1987, le père
P. Thouveron ouvrit une station d'essence (p. II 389) attenant au monastère.

            A Jérusalem, les lieux saints chrétiens avaient été abandonnés par les congrégations occidentales après le départ des derniers croisés d'Acre (1291) et placés sous la garde exclusive des chrétiens orthodoxes. Au XIVe siècle, les Franciscains obtiennent des Mamelouks du Caire, qui gouvernaient la Palestine, le droit de résider dans le Saint-Sépulcre. Ils demeureront seuls jusqu'en 1847. Londres ouvre à Jérusalem un consulat en 1838 et avec la Prusse institue un évêché anglicano-luthérien en 1841 (p. I 33) tandis que Rome rétablit le patriarcat latin de Jérusalem avec résidence dans la ville en 1847 (p. I 37). Un premier pèlerinage organisé par le marquis de Voguë en 1853 (p. I 40) sera suivi, à partir de 1882 d'autres plus considérables avec 500 pèlerins, organisés par les assomptionnistes. Les frères des écoles chrétiennes, les dominicains, les religieux et religieuses de Sion, les Pères blancs, les bénédictins ouvrent des couvents. En 1893, le congrès eucharistique de Jérusalem s'interrogera sur la latinisation des rites orientaux ou sur leur régénération (p. I 198).

            La France était protectrice séculaire du catholicisme dans le Levant et cette situation privilégiée, due aux « capitulations » (que le nouveau régime turc abolira en 1914 unilatéralement), est encore confirmée par les accords de Mytilène de 1901 et de Constantinople de 1913 sur les écoles françaises des congrégations, lesquelles seront reconnues plus tard par l’État d'Israël (p. II 420). La préface de cet ouvrage rédigée par le consul général de France à Jérusalem, Monsieur F. Desagneaux (p. I 7 à 10) montre bien l'engagement diplomatique de notre pays au soutien aux congrégations françaises porteuses de la francophonie et qui jouent aussi un rôle si important dans les principaux hôpitaux de la cité. On le voit dans les notes verbales des consuls de France Auguste Bopp en 1903 (p. I, 224) ou de René Neuville en 1946 (p. II 84). D'ailleurs, c'est l'ambassade de France à Istanbul qui obtint la reconnaissance légale du couvent trappiste en novembre 1901 (p. I 197). Mais en même temps, depuis la démission du président Mac-Mahon en 1878, une politique anticléricale des gouvernements français à partir de 1880 se traduisit dans l'expulsion des Jésuites et des congrégations non autorisées de l'enseignement puis dans la promulgation des lois sur les Associations (1901), sur la Séparation des Églises et de l’État (1905), suivies d'autres jusqu'en 1909. Cette politique sur le sol national était en parfaite contradiction avec les intérêts de la France au Proche-Orient (p. I 47) et contribuera à l'effacement de notre langue et de notre influence particulièrement en Palestine.

            L’Empire ottoman avait occupé la Syrie et la Palestine au début du XVIe siècle. En 1914, l’entrée en guerre d'Istanbul aux côtés des empires centraux entraîna un pillage systématique et très impopulaire des couvents chrétiens mais aussi des habitations, des fermes dans les pays arabes (p. I 273) par les troupes ottomanes qui souffraient du blocus imposé par l'Europe (p. I 304). Ce qui conduisit à la révolte arabe de 1916 (p. I 306) et à l'occupation de la Palestine par le général Allenby qui entre à Jérusalem le 11 décembre 1917 (p. I 316). Cependant, depuis l'installation en Palestine de la première colonie juive du baron de Rothschild en 1882, la montée du sionisme en Europe s'accompagna d'une conséquente émigration juive de Russie et d'Europe orientale au point que des incidents graves se produisent à Jaffa en 1909 (p. I 221). Des mouvements miliciens au temps du mandat britannique comme l'Irgoun, la Hagganah, le Groupe Stern défendent les positions juives (p. II 10), tandis que les Palestiniens dirigés par le mufti Amin El Husseini mènent une politique germanophile. L'ONU vote le partage de la Palestine le 30 novembre 1947, qui est accepté par les sionistes et rejeté par les Palestiniens (p. II 26). Le 15 mai 1948 éclate la première guerre israélo-arabe tandis que les Britanniques se retirent. Des armistices seront signés en 1949 avec l’Égypte, la Jordanie (qui occupera alors la Cisjordanie), le Liban et la Syrie. La deuxième guerre israélo-arabe en 1967 entraînera l'expansion territoriale d’Israël et la mise sous tutelle israélienne de la Cisjordanie.

            Les pères trappistes du Latroun ont vécu tout cela bien sûr avec de nombreuses difficultés mais en conservant une sérénité qui fait notre admiration. C'est sans doute cette réussite locale, bravant toutes les entraves dues aux communautarismes locaux de toutes sortes, qu'a mise en valeur le père Paul Tavardon. C'est un plaidoyer pour le vivre ensemble qui parcourt tout cet ouvrage et nous apporte l'espoir alors que les événements géopolitiques déçoivent par leur manque d'humanité.

            Le lecteur appréciera la volumineuse bibliographie (p. I 533 à 589 et p. II 481 à 537), les deux index généraux (p. I 591 à 604 et p. II 539 à 549), un ensemble de photos sur la communauté du Latroun (p. II 456 à 480) et des documents du consulat général de France à Jérusalem (p. II 437 à 455). On regrettera cependant la pauvreté de la cartographie (aucune carte dans le tome I et huit cartes difficilement lisibles quand on ne connaît pas la région dans le tome II. Aucune carte générale de la Palestine ne permet de positionner le site de Latroun, par rapport à Jérusalem et surtout au moment des deux guerres jordano israéliennes en
1947-1948 puis en 1967 pour comprendre les opérations Nashon (p. II 29), Maccabée (p. II 32), Dani (p. II 60) ou de « l'enclave arabe en Galilée » (p. II 66). Cela peut être rétablidans une seconde édition.