La ruée vers l'Europe : la jeune Afrique en route pour le vieux continent

Recension rédigée par Jean de La Guérivière


Après avoir constaté que nous étions « face à un phénomène migratoire inédit » lors d’un entretien télévisé avec deux journalistes, le 15 avril, le président de la République s’est référé à La Ruée vers l’Europe, « livre formidablement bien écrit ». Depuis, cet essai suscite des commentaires contradictoires, présenté soit comme une invitation à la résignation devant un phénomène incontrôlable, soit comme l’appel au sursaut contre une invasion que Jean Raspail avait romancée de façon prémonitoire dans Le Camp des Saints.

Pourtant, Stephen Smith a précisé son intention dès la page 13 : « Je ne partirai d’aucun a priori – ni « homogénéité » ni « métissage » – comme étant un idéal sinon un impératif moral

[…].  Je n’enquêterai pas non plus pour savoir si les migrants dont je parle fuient la violence et l’arbitraire de leurs pays, la pauvreté ou le manque d’opportunités pour mieux vivre. Enfin, je ne ferai pas la différence entre migrants légaux et illégaux au-delà du simple constat, ni entre migrants économiques et demandeurs d’asile […]. Mon propos ici n’est pas de polariser davantage ce débat mais de l’informer et de fournir une base factuelle sur laquelle chacun pourra ériger sa tribune politique ». Bref, l’auteur nous demande de faire confiance à son honnêteté intellectuelle pour une réflexion quant à une Afrique subsaharienne passée de 230 millions d’habitants en 1960, année des indépendances, à plus d’un milliard en 2015.

On n’avait pas attendu le compliment d’Emmanuel Macron pour s’intéresser au dernier livre de l’ancien journaliste africaniste à Libération puis au Monde, aujourd’hui professeur dans une université américaine. Parmi la quinzaine de titres qu’il a signés ou cosignés (avec Antoine Glaser et Géraldine Faes), plusieurs furent remarqués : Bokassa Ierun empereur français, drolatique et informée biographie du pitre ; Négrologie, constat navré quarante ans après celui de René Dumont sur une Afrique noire « mal partie » ; Noirs et Français! , courageuse enquête sur la galaxie africaine et « domiène » (de DOM-TOM) dans l’Hexagone, ses milliers d’associations promptes à récupérer l’esclavage pour un combat identitaire ; Voyage en post colonie, à lafois carnet de voyage et interrogation sur l’usage du legs colonial par les Africains.

Le présent volume n’est pas le plus épais dans l’œuvre de l’auteur, mais il est manifestement le condensé de longues réflexions personnelles et le résultat de nombreuses recherches dont témoigne une bibliographie en français, anglais et allemand incluant des renvois à des éditions électroniques sur Kindle et des indications de sources accessibles en ligne, avec mention du lien. À sujet nouveau, méthodes de travail nouvelles !

Le titre s’inspire ironiquement de « la ruée vers l’Afrique » des grandes puissances européennes qui se la partagèrent à la conférence de Berlin, puisque que « cette fois, l’initiative émane du peuple, le demos en route pour redessiner la carte du monde, alors que l’impérialisme européen fut d’abord le projet d’une minorité influente – en France, du « parti colonial » – qui sut entraîner l’État et la société ». Stephen Smith n’a qu’une confiance limitée dans les chiffres sur l’Afrique, quand bien même ils seraient ceux des institutions internationales. Contée avec nostalgie, son expérience de jeune pigiste à RFI contraint d’arrondir ses fins de mois avec de petits travaux pour l’agence Reuters de Lagos lui a enseigné la vanité de certaines statistiques démographiques. Néanmoins, il s’autorise à extrapoler ainsi : « Si la population française suivait la courbe subsaharienne, l’Hexagone compterait dans une trentaine d’années plus de 650 millions d’habitants, la moitié de la Chine actuelle ».

Dans ces conditions, il serait abusif d’imputer les maux de l’Afrique aux seules corruption et incompétence de ses dirigeants. Dès 1955, relate l’auteur, le gouverneur britannique du Nigeria, pressentant que l’explosion démographique du territoire allait tout compliquer, recommanda de hâter l’accession à l’indépendance. « Inévitablement, les gens vont déchanter, fit-il valoir, et il vaudrait mieux qu’ils soient déçus par l’échec de leurs propres dirigeants que du fait de notre action. » Constatant que la démocratie réelle est difficile à instaurer dans des pays à très faible revenu par tête d’habitant, même après que la fin de la guerre froide a ébranlé les « satrapies africaines », Stephen Smith s’interroge sur ce qui lui sert de succédané, notamment une religiosité exacerbée : islamiste ou charismatique.

Une partie du livre est consacrée au contexte psychologique, souvent contradictoire, dans lequel « la jeune Afrique se met en route pour le Vieux Continent ». Parmi les données de base, l’auteur observe que la mobilité des populations était inhérente à un continent sans frontières, car « il semblerait que dans l’Afrique précoloniale, le mode de vie en mouvement ne fût pas l’apanage des seuls nomades ». Les migrations vers l’Europe furent précédées de migrations entre zones géographiques continentales. L’immigration des Africains de l’Ouest en Côte-d’Ivoire en constitua une illustration après les indépendances. Elle continue en Afrique australe, au point que, en 2017, le ministère sud-africain de l’Intérieur durcit les conditions d’entrée d’une façon qui n’avait rien à envier aux règlementations européennes, « sauf qu’en Europe, on n’aurait sans doute pas appelé une telle réforme Clean Sweep », c’est-à-dire « coup de balai ».

Stephen Smith se livre à plusieurs démonstrations chocs. La première a trait aux conditions nécessaires pour déclencher les départs. Une de ces conditions est « le franchissement d’un seuil de prospérité minimale » permettant de financer un voyage clandestin dont le coût moyen « se situe entre 1500 et 2500 euros en fonction du point de départ et de la voie choisie ». Paradoxalement, « l’aide au développement », censée fixer les populations sur le continent, constitue « une prime à la migration en aidant les pays pauvres à atteindre le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposent des moyens pour partiret s’installer ailleurs. » Une autre condition primordiale est l’existence d’un espoir d’entraide familiale ou tribale à l’arrivée. « La présence de « parents » diminue grandement l’incertitude et le coût d’installation pour les migrants, qui bénéficient de leur accueil, aide à l’orientation, expériences et connexions locales, parfois même d’un premier emploi ». De façon assez perverse, la difficulté d’une diaspora à se fondre au sein d’une population européenne, ou son refus de le faire, constitue « comme une cellule d’accueil » pour les nouveaux venus.

Après avoir posé en principe que « la migration massive d’Africains vers l’Europe n’est dans l’intérêt ni de la jeune Afrique ni du Vieux Continent », Stephen Smith recense divers

«  scénarios d’avenir ». S’abstenant de dire quel est le plus probable, il voit beaucoup d’irresponsabilité dans celui de la compassion générale à l’initiative des ONG, car « que pourraient-elles répondre au chroniqueur qui leur reproche de collecter des fonds pour sauver » des migrants mais de s’arrêter à mi-chemin de la charité », sans assumer ensuite le coût social d’une immigration massive.

La couverture du livre représente une image satellite de l’Europe et de l’Afrique la nuit. Le contraste entre les lumières de la première et le faible éclairage de la seconde saute aux yeux. Ce n’est pas étonnant puisque, en 2015, « 20 millions de New-Yorkais, champions de l’hyperactivité de jour comme de nuit, ont consommé plus d’électricité que 1,2 milliard d’Africains ». Que nous prépare l’Afrique dans l’obscurité ? Le mérite de ce livre est de nous inviter à un examen sans inhibitions, même si l’on peut tenir pour un vœu pieux l’espoir final de l’auteur en une jeunesse qui mettrait dans le développement de l’Afrique la même énergie que celle « actuellement mobilisée pour lui tourner le dos ».