Les chrétiens et la guerre d'Algérie : religion, guerre et société, 1954-1962

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Avec ce livre, rédigé à partir de son travail d’habilitation à diriger les recherches (intitulé « La Guerre juste ou la génération du Djebel »), Jérôme Bocquet, actuellement professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tours, apporte une contribution importante, sinon définitive, à un sujet particulièrement débattu et controversé de la guerre d’Algérie, celui de l’attitude des chrétiens de France dans ce conflit.  Son ouvrage repose sur un vaste dépouillement des sources disponibles, à la fois orales et archivistiques, ainsi que sur une bibliographie très abondante. L’enquête est menée à toutes les échelles : société française en général, régions, villages, groupes, individus, presque toujours à l’aide de documents originaux, peu connus ou inédits. Il s’agit plutôt ici de le présenter que de le résumer, étant donné la richesse des informations fournies et des perspectives offertes.


La première partie intitulée « Chrétiens dans la guerre » fait en quelque sorte l’inventaire des principales sensibilités chrétiennes. Il montre comment un très petit groupe de chrétiens hostiles à la répression, très critiques du système colonial, et favorables à l’indépendance, se trouve confronté à trois courants de sensibilité qui traversent l’opinion de leurs compatriotes. Il s’agit respectivement de la mouvance, peu nombreuse, mais très active, qui est persuadée de défendre, avec l’Algérie française, la foi catholique dans un esprit de croisade, de la masse des chrétiens Pieds-Noirs, chez lesquels la référence chrétienne est inséparable de la présence de la France en Algérie, et enfin des chrétiens de métropole, au total peu enclins à s’interroger sur le conflit en termes religieux. C’est l’occasion de rappeler ici que la place tenue par l’islam dans le combat nationaliste fut, et demeure, largement méconnue, au profit d’une analyse voyant dans le FLN un parti guidé par les valeurs de liberté et d’égalité, ou, au contraire, un parti totalitaire proche du communisme.


La seconde partie « Chrétiens en guerre » s’intéresse successivement à l’attitude des jeunes chrétiens du contingent, aux débats dans la presse catholique, et aux oppositions à la guerre au sein du clergé. Si l’attitude des jeunes soldats paraît, au total, très peu influencée par des considérations religieuses (et on peut légitimement la rapprocher de celle de l’ensemble de leurs compatriotes), on voit au contraire avec quelle détermination une minorité de chrétiens, prêtres ou laïcs, intellectuels, membres des mouvements de jeunesse, sensibles à la misère des Algériens d’Algérie ou de métropole, s’engagent dans un combat qui ne se limite pas toujours à critiquer le régime colonial et à légitimer la revendication à l’indépendance, mais va parfois jusqu’à fournir une aide aux militants nationalistes.


Quel bilan tirer de ces huit années ? Certes, celles-ci ne sont pas sans conséquences politiques. Les débats nés de la guerre d’Algérie compteront beaucoup dans la généalogie de la gauche reconstituée à partir des années 1970, avec l’appui d’anciens étudiants ou syndicalistes chrétiens. Inversement, d’autres chrétiens favorables à l’Algérie française ont pu se sentir abandonnés et s’éloigner de la pratique, sinon de la foi. L’Algérie a aussi mis à l’épreuve l’autorité de la hiérarchie catholique. Les dignitaires ecclésiastiques, soucieux de ne pas entrer en conflit avec les pouvoirs, et désireux d’éviter les excès de la politisation, mais au fond favorables aux indépendances, ont souvent donné l’impression d’une prudence excessive, voire d’une certaine duplicité. Mais est-ce là l’essentiel ? Comme le souligne Jérôme Bocquet, la guerre d’Algérie, qui coïncide avec de profondes mutations que les « trente glorieuses » provoquent au sein de la société française divise moins le peuple chrétien de France qu’elle ne révèle des Églises en crise, et particulièrement une Église catholique qu’une partie des fidèles commence à déserter, sans rapport particulier avec la guerre.
 L’ouverture du concile Vatican II, le 11 octobre 1962, ne pourra véritablement enrayer cette tendance.