La République et l'islam : aux racines du malentendu

Recension rédigée par Christian Lochon


Dans ce nouvel ouvrage, M. Luizard, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’Irak moderne, reprend un certain nombre d’éléments qu’il avait développés dans le livre collectif Le Choc colonial et l’islam (La Découverte 2006)dont il était également directeur. Ainsi du Parti Colonial (p.90), du Code de l’Indigénat (p.98), de l’activisme colonial de Jules Ferry (p.95, 103) et de son activisme laïque (p.117). On en retiendra deux phrases qui résument le nouveau livre consacré à la République et l’islam : « l’identité religieuse est l’arme privilégiée des sociétés qui n’ont pas d’autre moyen pour affirmer leur souveraineté » (p.14) et « Aux yeux des Musulmans, les puissances coloniales étaient toutes chrétiennes » (p.17).

Du côté du colonisé, le livre paru cette année montre trois exemples qui mettent en perspective des événements dont le caractère fondateur explique en grande partie les conflits actuels dans lesquels est impliqué l’islam de France (p.193) et notamment le fait que, de 2013 à 2018, les attentats islamistes en France aient fait 250 morts et 900 blessés (p.19).

En Égypte d’abord, où Bonaparte débarque en 1798 avec 38 000 hommes et 122 savants (p.28). Un mois plus tard, la flotte française est détruite par Nelson. Bonaparte lève alors de lourds impôts impopulaires ; chaque mois 180 membres des corporations, des commerçants sont exécutés pour ne pas avoir payé leurs impôts (p.33) ; la Révolte du Caire cause de nombreuses victimes. Les Français sont détestés également pour leur athéisme. En fait, le seul succès de l’expédition aura été la naissance d’un État Nation égyptien (p.54).

En Algérie ensuite, annexée en trois départements en 1848 (p.112) auxquels s’ajoutent les territoires militaires du Sahara. Les Saint-Simoniens, disciples de Saint-Simon (1760-1825) premiers socialistes utopiques venus en Algérie en 1839, y ont joué un rôle positif en développant le thème de l’appropriation mutuelle par le colonisateur et le colonisé (p.58). Le président du Mouvement Barthélémy Prosper Enfantin (1796-1864) aura résidé en Égypte de 1834 à 1836, puis se rendra en Algérie ; son ouvrage Colonisation de l’Algérie en 1843 critique l’administration militaire et les colons. Ismayl Urbain (1812-1884), devenu musulman en 1835 (il y renoncera par la suite) s’installe en Algérie en 1845 (p.61) ; son influence sur les Bureaux arabes sous le Second Empire sera déterminante (p.69). Néanmoins il reconnaissait que « Tant que les indigènes ne sépareront pas radicalement le spirituel et le temporel, ils ne pourront être citoyens français » (p.74). En 1865, l’indigénat, officiellement institué en 1865 mais codifié en 1881, entraîna la séquestration de propriétés  indigènes, des amendes collectives, le travail forcé (p.109). En 1866, l’Algérie comptait 2 650 000 Musulmans, 226 000 Européens (qui seront tous naturalisés en 1889), 35 000 Juifs naturalisés par le décret Crémieux en 1870 (p.86). En 1892, Jules Ferry en Algérie condamne l’assimilation, déclarant « Les musulmans n’entendent rien au régime représentatif ni à la séparation des pouvoirs » (p.114-115). La Loi de 1905 ne concernera pas les Musulmans car elle sera détournée par le Décret d’application de 1907 (p.136) qui rémunère le clergé musulman (il en sera de même pour les prêtres et les rabbins) dans la mesure où les revenus des habous avaient été confisqués par l’Administration française. Par contre, l’Association des Oulémas, présidée par le Cheikh Ben Badis voulait l’application de la Loi de 1905 pour demeurer indépendants ! (p.140). L’Émir Khaled, petit-fils d’Abdelqader et Messali Haj la réclamaient aussi (p.142).

Dans les États du Levant, les traités de Sèvres puis de Lausanne produisent de nouveaux États sans légitimité, devenus en faillite aujourd’hui (p.21). Ainsi de la Transjordanie conçue pour relier la Palestine à l’Irak au bénéfice des lignes aériennes britanniques vers l’Inde (p.158). Clemenceau participe à la mise en place au Moyen-Orient d’un système politique étatique et frontalier, qui fait aujourd’hui naufrage ; les États y ont été frappés d’illégitimité par le nationalisme arabe (p.160).

L’auteur souligne sur un autre plan l’appartenance à la Maçonnerie de plusieurs penseurs musulmans comme l’Émir algérien Abdelqader, l’Iranien Jamaleddine El Afghani (1835-1897), l’Égyptien Mohamed Abdo (p.14), les élites nationalistes syriennes (p.25 et 171) et libanaises, l’influence de la maçonnerie française sur les loges de Salonique fréquentées par les Jeunes Turcs et l’entourage de Mustafa Kemal (p.199). De leur côté, les républicains coloniaux français sont presque tous maçons comme Adolphe Crémieux, Jules Ferry (p.81).

Quant au salafisme, c’est Mohamed Abdo (1849-1905) qui en est le promoteur. Son disciple Rachid Rida (1865-1935) illustre le raidissement contre les interprétations favorisées par l’usage de la raison dans la lecture des textes sacrés (p.12 et13). Les Salafistes sortent du quiétisme à la fin des années 1970 avec la création d’Al Qaïda en 1978, de Boko Haram en 2002, de Daech en 2006, d’AQMI en 2007 (p.17). Ces mouvements s’imposent comme protecteurs des Arabes sunnites (p.214). Par contre, des chiites en Irak et au Liban auront adhéré aux Partis communistes à partir des années 1950 (p.207).

Du côté colonisateur, la colonisation opérée par Bonaparte, Crémieux, Gambetta, Ferry, Clemenceau, Sarrail, explique un ressenti général envers les principes républicains et laïcs de la part des Musulmans (p.23). Pour Jules Ferry, la puissance coloniale était une composante du prestige national. Il enchaîne les conquêtes avec la Tunisie en 1881, l’Annam en 1883, le Tonkin en 1885, le Congo en 1885, en 1895 Madagascar (p. 97) ; Clemenceau chef de la Gauche radicale est contre Ferry, mais une fois au pouvoir, il laisse conquérir le Maroc en 1912 (p.145). En 1892, le Parti Colonial se crée au Parlement avec Eugène Etienne et Gambetta s’y rallie (p.98) ; plus tard en 1920, le Parti Colonial s’identifiera à l’extrême droite et aux colons (p.24).

La laïcité constitue un repoussoir car assimilée à des régimes autoritaires en Turquie kémaliste, lorsque la Constitution de 1921 se fonde sur la souveraineté populaire et non l’islam (p.195) ou comme en Iran Pahlevi, dans la Tunisie de Bourguiba, en Irak et en Syrie gouvernés par le Bath (p.16). La laïcité fut donc considérée comme l’arme du colonisateur contre l’islam (p.200). C’est pourquoi un Musulman ne devait pas apparaître comme un harki de l’islam (p.218). Les lois Ferry (1881-1885) et la Loi de 1901 sur les Associations sont dirigées contre les congrégations religieuses (p.123) ; néanmoins, lorsque les membres des congrégations en France ostracisés par les lois Ferry s’expatrient, particulièrement au Proche-Orient, ils bénéficieront de la protection consulaire (p.127). Gambetta aurait dit à ce propos : « L’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation ».

On consultera avec profit la bibliographie particulière à chaque chapitre (p.221-232). Une question reste posée à l’auteur lorsque, p.123, il assure que les jésuites qui fondèrent  l’Université Saint-Joseph au Liban en 1875 étaient aidés par des dominicains. Les dominicains, présents au Liban et en Irak ne l’étaient pas à l’époque au Liban. Le Père Fiey, dominicain, beaucoup plus tard, aidera bénévolement les étudiants habitant le quartier musulman, où il résidait pendant la guerre civile. Est-ce à cela que M. Luizard fait allusion ?