Le canal de Suez et l'Empire ottoman

Auteur Faruk Bilici
Editeur CNRS
Date 2019
Pages 312
Sujets Suez, Canal de (Égypte)
Relations extérieures

Empire ottoman
Cote 62.830
Recension rédigée par Jean Nemo


Comme le dit la 4ème de couverture, cet ouvrage ne prétend pas renouveler la ou les histoires de ce canal, abondamment documentées, mais plutôt approfondir « l’étude de cette histoire du point de vue ottoman ». Autrement dit, quelles étaient les analyses ottomanes du jeu entre puissances de l’époque, entre l’Occident européen et « l’homme malade » ottoman ? Le titre de l’ouvrage est donc raisonnablement explicite, même s’il y manque un qualificatif.

La biographie de l’auteur ne surprendra pas le lecteur : apparemment solidement installé en France, après des études universitaires dans sa Turquie natale, chercheur à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul, étudiant à Sciences-Po puis aujourd’hui fixé à l’INALCO, où il enseigne le turc et l’histoire ottomane et turque. Il fut avant de rejoindre Paris archiviste aux Archives de Seine maritime, chargé de cours à l’université de Rouen. Sa bibliographie, telle qu’accessible, relate des ouvrages, articles, préfaces ou catalogues d’expositions, en français et en turc, consacrés aux relations franco-ottomanes (l’une d’elles, bilingue, traite de Louis XIV et de « son projet de conquête d’Istanbul »).

Un auteur donc parfaitement désigné pour établir une passerelle experte entre son pays d’origine et celui d’adoption et pour en parler d’expérience vécue.

Venons donc à l’ouvrage sous revue, une fois solidement établie la légitimité de son auteur à en traiter.

Dans son introduction, Faruk Bilici déclare que l’histoire du canal est bien connue, affaire d’abord internationale et surtout franco-anglaise, qu’il n’entre pas dans son projet d’y revenir. « Tout cela dissimule mal une opération financière et industrielle gigantesque entreprise sur un territoire de souveraineté ottomane, ignorant toute une dynamique interne entre acteurs ottomans et égyptiens ». Il ajoute qu’aucun chercheur n’a entrepris un travail sur les archives ottomanes, pourtant abondantes. Il reconnaît enfin que « la problématique n’est pas épuisée ». Annonces de recherches à venir ?

Dans la conclusion, Faruk Bilici précise que ce canal, outre sa dimension internationale « déterminera le destin de l’empire ottoman », entendre par cette formule une lente agonie déjà commencée lors de l’expédition d’Égypte de Napoléon Bonaparte, « le canal est devenu le tombeau de l’Empire ottoman », tout comme il faillit être plus tard celui de l’Égypte, sauvée in extremis par Nasser.

Entre l’introduction et la conclusion, l’auteur précise naturellement le déroulé des évènements entre les premières visites de Lesseps à Istanbul, les résistances ottomanes au percement du canal.

Il rappelle tout d’abord les projets anciens des Ottomans qui dès la fin du XVe siècle envisagent de creuser un canal, pour l’irrigation d’une zone aride mais aussi pour ouvrir une voie courte après le contournement du Cap de Bonne Espérance par les puissances européennes. Mais aussi pour faciliter ou maintenir, pour les musulmans d’Afrique du Nord, un accès relativement facile à La Mecque. Divers pays européens, dont tout d’abord le Portugal mais aussi Venise et Raguse, qui n’apprécient pas les aventures portugaises, méditent également des projets. Il est rappelé, dans la citation d’une rumeur appuyée sur des écrits maures ou arabes, qu’Alexandre le Grand avait envisagé de « réunir cette mer [Méditerranée] au Levant en utilisant le Nil ».

En six chapitres, Faruk Bilici explore tout d’abord les projets contrastés, de canal par les Ottomans au XVIe siècle ainsi qu’aux suivants, voire contradictoires, entre « projet pharaonique » et réticences. Bref rappel des initiatives saint-simoniennes au passage et de l’accueil que leur réserva Constantinople d’une part, Mehmed Ali Pacha, en principe féal sujet des Ottomans mais en conflit avec eux pour se débarrasser de cette encombrante tutelle. Cet imbroglio, finement analysé mais n’apportant pas de révélation nouvelle - Anglais plutôt hostiles, voire au minimum méfiants - et Français, Père Enfantin et le pacha, les Ottomans, aboutit dans un premier temps à l’abandon de tout projet.

Le chapitre suivant, « Le canal de Suez sous le gouvernement de Saïd Pacha et l’Empire ottoman » voit apparaître Lesseps mais relate « un dialogue de sourds » entre le premier, le vice-roi Saïd Pacha, les autorités du Bosphore. Là de nouveau sont décrites les manœuvres plus ou moins tortueuses d’un Lesseps mais aussi des diplomaties anglaise et française. « …la première étape de la concession du Canal a provoqué un mini tremblement de terre à Istanbul… ». Mais Lesseps finit par comprendre qu’il doit se lancer dans une longue campagne pour persuader à la fois les autorités ottomanes, les autres parties prenantes. Il corrige donc « certains points critiquables de la première concession ».

Les chapitres suivants traitent de l’« escalade dans la longue crise », du rôle d’acteurs importants, tels Ismaïl Pacha (« roi d’Égypte ou gouverneur ottoman ? »), le sultan Abdülaziz, le grand vizir Mustapha Reziz Pacha, les correspondances échangées entre le vice-roi d’Égypte et personnes qui comptent dans l’entourage du sultan ottoman. Ils rendent également compte de la presse de l’époque, notamment de langue turque (d’« un mutisme gêné »).

Dans sa conclusion, l’auteur précise qu’il a exploité une documentation inédite, notamment les lettres échangées entre le gouvernement ottoman et les pachas d’Égypte. Il termine par la phrase suivante : « Ne disait-on pas dans les années 1850 que le canal allait créer une ligne infranchissable entre l’Égypte et le reste de l’empire ottoman », soit son tombeau.

Avertissons le lecteur, sans aucune intention décourageante, que la lecture de cet ouvrage nécessite une bonne connaissance de l’histoire de la seconde moitié du 19ème siècle, son histoire coloniale, géopolitique, économique. Le rédacteur de la présente note de lecture ne prétend pas la posséder, sauf rappels anciens, scolaires et d’études supérieures. Le livre se lit pourtant avec intérêt. Ce d’autant plus que l’appareil critique « universitaire » est de fort bonne qualité (bibliographie, illustrations, cartographie, index…). Faruk Bilici pourrait dans un proche ou moins proche avenir compléter cet ouvrage par ses nouvelles recherches.