Minorités d'Orient : les oubliés de l'histoire

Recension rédigée par Christian Lochon


Parmi les nombreux ouvrages qui ont paru depuis les massacres organisés par Daech en Irak et en Syrie à partir de 2013 et qui ont provoqué l’exode de nombreux chrétiens, M.Yegavian, journaliste arabisant spécialiste du monde musulman, nous offre dans  Minorités d’Orient  un panorama des communautés confessionnelles et ethniques éprouvées au XXIe siècle en apportant un éclairage original sur le rôle que les chrétiens de la région peuvent jouer dans la mise en place d’une sécularisation de la société susceptible de conduire à une démocratisation souhaitée par la multitude.

Depuis l’éclatement de l’Empire ottoman, l’homogénéisation à marche forcée a conduit à une sourde épuration ethno-confessionnelle (p.11). De 1894 à 1924, une sanglante « ingénierie démographique » balaie les Arméniens, les Assyriens, les Grecs d’Anatolie (p.12). La moitié du peuple assyrien disparaît entre 1915 et 1918, et les rescapés devront abandonner le Hakkari (Est turc) pour fuir en Irak. Là, les Anglais les utiliseront comme « Assyrian Levies » (harkis locaux) et les abandonneront à la vindicte du gouvernement central de Bagdad en 1931 (p.125-126). D’autres communautés sont persécutées comme les Mandéens, les Chabaks, les Turcomans, les Yézidis en Irak (p.17). Les Chrétiens à partir de 2003 subissent  une épuration confessionnelle qui détruit 70 églises (p.50) en Syrie (guerre civile depuis 2011). Au Liban, la guerre civile avait poussé à l’exil 40% des chrétiens de 1975 à 1990 (p.39). L’article 2 de la

Nouvelle Constitution irakienne stipule que l’islam est la religion officielle (p.51). Tant qu’à Jérusalem, elle comptait en 1948 un cinquième de chrétiens ; il n’y en a plus que 2% (p.56). La Loi fondamentale israélienne en juillet 2018 établit qu’Israël est le foyer national du peuple juif (p.58).

Par contre, M. Yegavian regrette une approche victimaire de la part des clergés orientaux dans cette formule éclairante : « Les  Églises tardent à renoncer à cette zone de confort que peuvent représenter les avatars du Millet » (p.210). C’est que l’Église, en l’absence d’État, arménien par exemple, a pu jouer le rôle de garante de l’identité nationale de 1375, date de la chute du royaume arménien de la Cilicie jusqu’à la proclamation de la République arménienne en 1918 (p.25). Des chrétiens ont pu être responsables de leur malheur (p.140) et leur hiérarchie a manqué de sens politique dans la mesure où le réseau de chaque Église est transnational (p.63). Il est  reproché aux Assyriens d’avoir été incapables de s’intégrer dans l’Irak, et ils ont dû en payer le prix (p.29). Au Liban, des guerres fratricides ont été menées entre leaders maronites (p.134). En Égypte, le Patriarche copte Cyrille VI était ami personnel de Nasser tandis que son successeur Chenouda III était hostile à Sadate (p.42). D’autre part, la fragmentation des églises orientales a conduit à l’absence de loi d’unification du statut personnel de l’ensemble des chrétiens. (p.65)

Mais le déclin des Chrétiens d’Orient n’est pas irréversible (p.18) car l’arabité comprise comme identité culturelle et nationale comprend une communion avec l’islam et l’adhésion à la cause palestinienne (p.20), le nombre de chrétiens a augmenté en valeur absolue ; en un siècle, de 2 à 11 millions, surtout la communauté copte en Égypte. En octobre 2010, Benoît XVI convoquait un synode consacré à l’avenir des Églises orientales qui promulgua 44 propositions pour encourager les chrétiens à ne pas abandonner leurs terres, à édifier  avec les musulmans une société qui devrait promouvoir la citoyenneté, l’égalité des droits et des devoirs et la liberté de conscience (p.189). L’auteur met en valeur également le rôle des théologiens chrétiens libanais, Youakim Moubarak, proche de Louis Massignon, Georges Khodr, Michel Hayek, dont le chercheur Antoine Fleyfel souligne l’heureuse réactualisation de la tradition (p.193). En Jordanie, les chrétiens bénéficient du soutien du Gouvernement royal ; ainsi,  détiennent-ils 30% de l’économie et le Sénat Jordanien leur accorde 10% de ses sièges (p.60) mais ils sont menacés par la montée des Frères Musulmans. En Syrie, le chrétien Bassel Kasnasrallah est conseiller du Grand Mufti et en 2017, Hammoudé Sabbagh, chrétien de Hassaké, a été élu Président du Parlement (p.47). Dans le Golfe persique, Manama, Doha, Dubaï (les Émirats Arabes Unis comptent 13% de chrétiens arabes, philippins, indiens), Mascate ont vu ériger des églises sur des terrains donnés par l’État (p.64). L’auteur, très informé, dévoile la participation de milices entièrement chrétiennes dans la lutte contre l’État Islamique en Syrie et en Irak (p.144 à 160).

De même, l’exode forcé a pu avoir des côtés positifs ; dans la diaspora, les chrétiens orientaux ont investi les associations, les écoles, les partis politiques (p.66). En Suède, deux chaînes télévisées ont été créées pour les 150.000 résidants syriaques orthodoxes, dont l’un d’entre eux Ibrahim Baylan est devenu ministre (p.67). La France a accueilli 120.000 Libanais dont 85.000 sont maronites, 8000 assyro-chaldéens de Turquie et d’Irak habitent Sarcelles, où ils ont des conseillers municipaux (p.77). En décembre 2017, l’exposition à l’Institut du Monde Arabe Chrétiens d’Orient 2000 ans d’histoire attira un nombreux public (p.37)

Le rôle des Kurdes (p.52) aura été rarement positif envers les minorités chrétiennes et yézidies tout au long de leur coexistence sous les Ottomans. Subventionnés par le Sultan Abdulhamid, les miliciens kurdes « Hamidiyé » participeront au génocide mené dans le Hakkari de 1894 à 1896 (p.165). Dans l’Irak actuel, au cours des années 1980-1990, ils assassineront des agriculteurs chrétiens, enlevant les jeunes filles (p.165). Depuis l’éviction des miliciens daéchis de la plaine de Ninive en 2018, les Kurdes essaient de s’imposer dans les villages chrétiens de cette région en tenailles entre le Kurdistan irakien (Erbil) et la métropole mossouliote (p.170). Ces Kurdes discriminent également les Turcomans, les Arabes sunnites, les Chabaks chiites (p.168). Certains d’entre eux d’ailleurs, appelés Ansar al islam, avaient rejoint Daech (p.167). Dans l’Est syrien, surnommé Rojava en kurde, la minorité kurde (30%) essaie de s’imposer aux Arabes musulmans et chrétiens notamment à Qamechlié (p.175). Leur action a déclenché l’invasion turque de février 2020.

Depuis la signature des premières Capitulations de 1536, les gouvernements français successifs n’ont pas cessé de soutenir les congrégations catholiques installées dans tout l’Empire ottoman et qui ont ouvert des écoles, des hospices, des hôpitaux où règne encore la francophonie (p.105). Puis les subventions cessèrent vers les années 1980. Pourtant Bernard Kouchner créa un Pôle Religions au Quai d’Orsay en 2009 avec une équipe de spécialistes. Il semble que le rapport, commandé par le Président Macron, de M.Charles Personnaz (2019), bénévole à l’œuvre d’Orient, et qui rappelle que les chrétiens ont été les meilleurs agents du soft power français en Orient, ait été pris en considération. En effet, 200 000 élèves chrétiens et musulmans (ces derniers souvent en majorité) fréquentent 170 établissements scolaires catholiques en Égypte et 330 au Liban. D’autres établissements existent en Syrie et en Irak malgré la continuation de la guerre civile (p.139).

Mais l’auteur reproche à la France sa trahison en 1922 lorsqu’elle recéda la Cilicie à la Turquie, qui força 120 000 Arméniens à s’enfuir en 15 jours (p.109, 116)  et lorsqu’elle remit à Ankara en 1938 le Sandjak d’Alexandrette (qui n’avait que 39% de Turcs), condamnant à l’exode, chrétiens et alaouites (p.123). Lorsque Paris est intervenu au Liban en 1982, c’était plus pour exfiltrer les Palestiniens de Beyrouth que pour soutenir les chrétiens (p.91). La protection des chrétiens orientaux s’efface avec la déchristianisation de la société française (p.101). La décision récente de couper les relations diplomatiques avec la Syrie sera lourde de conséquences pour les chrétiens entre autres (p.95) mais aussi pour notre sécurité nationale puisque nous manquerons de relais sur place pour localiser nos ennemis daéchis.

L’URSS avait contribué à la formation de nombreux ingénieurs et médecins irakiens, syriens du temps du Baath et en Égypte nassérienne. Catherine II, souvent en lutte contre l’Empire ottoman avait obtenu à la Paix de Kutchuk-Kaïnardji (1774) des Capitulations en faveur de la protection des chrétiens orthodoxes, (p.104) que Poutine évoquera en 2016 pour justifier son soutien aux orthodoxes de Syrie et pour ressusciter la Société Impériale orthodoxe de Palestine, créée en 1882 (p.141).

L’auteur, très documenté, nous donne dans cette heureuse formule la quintessence de son livre : « La problématique des chrétiens d’Orient est le baromètre de la démocratisation des sociétés du Proche et du Moyen Orient » (p.208). On consultera avec intérêt la bibliographie indicative (p.215-216) et l’index des noms propres cités (p.217-224).