La littérature antillaise entre histoire et mémoire, 1935-1995

Recension rédigée par Guy Lavorel


Comme l’atteste la riche bibliographie (on regrette cependant qu’elle ne soit pas classée par rubriques), les études ne manquent pas sur le sujet. Mais l’auteur de ce livre affiche son originalité par une étude qui mêle recherche historique et point de vue social. Ce n’est pas chercher le simple catalogue d’œuvres littéraires variées ; c’est définir la complexité de l’histoire, ses contradictions, mais aussi son évolution. Il s’agit notamment de voir comment une œuvre dépend de sa réception. La littérature antillaise a en effet sans cesse dut tenir compte de l’ethnoclasse des lecteurs, surtout de l’Hexagone, et les témoignages se plier à la dichotomie histoire/mémoire, avec des déviations qui rendent difficile l’authenticité des récits, contraints dans leur langue autant que dans les références culturelles.

La littérature antillaise se définit entre la négritude et la créolisation, qu’on ne saurait confondre. Les deux premières parties montrent la « formation de l’imaginaire antillais » et les « éléments du dilemme ».

Trois moments dans la première partie : un prologue rappelle les bases à ne pas oublier : deux références inévitables, le Code Noir et la flibuste, à distinguer de la boucanerie. Celles-ci régnaient dans ces contrées, avec une figure essentielle, Alexandre Olivier Exmelin, dont les récits se révèlent primordiaux dans les interprétations et la récupération qui en a été faite. On entre alors dans la violence au nom avicole plus doux : la pariade, euphémisme désignant en fait le viol commis sur les femmes à bord des navires.

Vient ensuite l’évocation de la violence passant par les révolutions. C’est alors l’évocation du grand nom de Toussaint Louverture. Albert James Arnold nous montre alors de façon très intéressante les images différentes et opposées offertes par les écrivains, selon un critère relevé par l’auteur, l’ethnoclasse (définie comme la coïncidence de l’appartenance ethnique et de la classe sociale, avant et après l’abolition de l’esclavage) : celle de Schoelcher, le Toussaint mulâtre de Raphaël Tardon et le Toussaint nègre d’Aimé Césaire. Sans oublier l’image répandue dans l’ensemble de la Caraïbe.

S’inscrit ainsi dans cette partie une théorie de la créolisation laissant entendre des situations conflictuelles, qui diffèrent des images lénifiantes sur les mélanges de civilisations et les mulâtres.

La deuxième partie fait découvrir le dilemme de la littérature antillaise : montrer les luttes de ces îles, avec l’évolution de la colonie au département, dans une présentation littéraire qui soit reçue par les lecteurs de l’Hexagone, aux dépens souvent de la totale vérité historique. Plusieurs éléments entrent en jeu : d’abord, l’exemple d’une récupération visible pour l’œuvre de Lafcadio Hearn, plein de récits précieux, mais dépendant tant de sa situation que des lecteurs et de leur classe, ce qui rend difficile une complète authenticité. La légende, voire le mythe s’installe aux côtés de la réalité. De même l’œuvre de Lucette Céranus Combette, alias Mayotte Capécia va dans le sens du détournement mémoriel féministe, tout comme celle de Suzanne Lacascade, avec son roman Claire-Solange, où tout passe par le filtre d’une réception européenne, qui fait confondre « nègre et mulâtresse », et donne une version « bourgeoise » de la réalité coloniale. Ensuite, c’est le problème de la langue créole face à la langue française, et de l’intérêt des contes justement en créole, dans son rôle de transmission particulière. Enfin, il est important de noter le rôle de la géographie dans les récits, avec des renvois à une réalité encore aux limites de la légende, comme le volcan et une terre riche en symboles.

Comment alors sortir du dilemme ? D’abord en voyant bien la triade « négritude, créolité, créolisation », et en distinguant leur réalité. La créolisation se tourne vers l’avenir, et c’est le message d’Édouard Glissant qui se détourne de l’Afrique mythique, source d’inspiration pour Césaire, pour miser sur la pluralité des Antilles, ce qu’il appelle la Relation. La même leçon est défendue par Patrick Chamoiseau avec Texaco et Écrire en pays dominé. Ensuite il faut voir combien cette créolisation s’inscrit au féminin en Guadeloupe. Face à la crise de société, à une tendance machiste, il faut se tourner vers les productions plus féministes, comme celle de Maryse Condé. Ségou, sa saga qui présente le suicide de l’empire bambara, a semblé manqué de l’exotisme attendu dans des romans coloniaux. Mais La vie scélérate révèle un autre pan sur la diaspora et mêle humour et histoires galantes, avec cependant une volonté de ne rien rendre « opaque », comme il peut apparaître avec Glissant, en ce qui concerne les obstacles à la créolisation. On ne peut taire non plus l’influence de Simone Schwarz-Bart qui s’éloigne du réel et de l’histoire pour bâtir un retour au mythe, celui des origines, mais où la violence est estompée. Enfin l’auteur se tourne vers une créoliste guadeloupéenne, Gisèle Pineau et une créolisation « par le bas » de Dany Bébel-Gisler.

En épilogue, l’auteur s’interroge sur l’avenir de Régions monodépartementales, avec aussi des compromissions pour un avenir personnel, ne permettant pas de voir une unité et un sentiment national. Si on observe désormais des éditions antillaises, le processus donnant quelque autonomie littéraire propre aux Antillais ne semble pas se démarquer d’un attrait pour l’Hexagone et l’influence de la francophonie.

C’est donc un ouvrage très documenté, fourmillant de détails. On l’aura compris, l’intention est de voir comment l’histoire et le rattachement à la France ont pu modifier les tendances littéraires, entraînant compromission, déformation, mais aussi mythes, légendes qui confrontent passé et avenir. L’historien peine pour être tout à fait impartial dans ce foisonnement, cette diversité et cette difficile évolution, où la littérature se cherche dans un vécu ineffaçable et une quête d’identité ; mais l’auteur sait ne pas conclure « définitivement » sur la littérature des Antilles françaises, l’avenir restant « tributaire de leur évolution par rapport à la France métropolitaine et à l’institution littéraire de la métropole. » On retiendra donc combien est constamment éveillée la curiosité pour des écrits riches dans la connaissance de l’Histoire et de la mémoire des Antilles, tout autant que dans l’art du récit ou de la poésie.