Repenser la "mission civilisatrice" : l'éducation dans le monde colonial ...

Recension rédigée par Jacques Legendre


J’ai ouvert avec inquiétude le livre dirigé par MM. Damiano Matasci, Miguel Bandeira Jerónimo et Hugo Gonçalves Dores car je garde un mauvais souvenir des polémiques provoquées au Parlement français par l’évocation de la « mission civilisatrice » de la France.

Au-delà de l’emballement idéologique, il est pourtant utile de faire un point exact de « l’éducation dans le monde colonial et post-colonial au XXe siècle ».

L’originalité de ce livre de 250 pages est d’être rédigé à l’initiative d’universitaires portuguais et suisses, susceptibles donc de s’abstraire des polémiques hexagonales.

Le livre s’ouvre sur une préface de Mme Rebecca Rogers, professeur d’histoire de l’éducation à l’Université Paris-Descartes. L’intitulé de la préface « des bienfaits de l’historicisation de la mission civilisatrice » peut rebuter mais elle a raison d’insister sur l’intérêt d’un volume dont les initiateurs sont extérieurs au débat français et sont en mesure de mener une approche nourrie par le comparatisme et l’international. Et ce comparatisme nous mène fort loin. Il traite de l’Afrique mais aussi de l’Asie, en Inde et en Indochine, et même dans les anciennes îles allemandes du pacifique devenues en 1919 territoires sous-mandat administrées par l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Ce large tour d’horizon peut parfois étourdir le lecteur. Mais il a le mérite de la singularité.

Il est moins surprenant de constater l’attention portée à l’éducation des femmes. Déjà en 1921, le Gouverneur Général de l’A.O.F., Merlin, disait : « Sans l’enseignement des filles, notre œuvre d’éducation dans ce pays reste superficielle, éphémère et caduque ». Mais la parole gouvernatoriale a mis du temps à se concrétiser.

Dans leur introduction, les promoteurs de l’ouvrage explicitent leur réflexion : « Le présent ouvrage entend repenser le lien qui unit l’éducation et la « mission civilisatrice » du colonialisme à partir d’un triple point de vue : un enjeu d’échelle entre niveaux locaux, nationaux, impériaux et internationaux, un éclairage sur l’évolution des finalités socio-économiques de l’éducation au cours du XXe siècle, un questionnement sur les continuités et les ruptures qui émaillent la période de transition entre colonial et postcolonial afin de dépasser les cloisonnements géographiques et la métamorphose des liens entre métropoles et anciennes colonies.

L’extension au postcolonial conduit à une réflexion sur la théorie de la « modernisation » et de l’aide au développement via l’éducation. Elle amène à s’interroger sur le jeu politique des O.N.G. issues de missionnaires, d’humanitaires, de réseaux scientifiques africanistes et de fondations philanthropiques américaines.

L’ouvrage aspire donc à ouvrir de nouveaux horizons d’études.

La première partie du livre s’intitule « Comparaisons, circulations, connexions ». Elle s’inscrit dans le récent « tournant transnational » de la recherche historique qui entend remettre en question l’État-nation comme unité d’analyse exclusive et montrer les empires comme des unités poreuses et fortement interconnectées.

Mme Sara Legrandjacques, doctorante au Centre d’Histoire de l’Asie contemporaine à l’Université de Paris-1, Panthéon-Sorbonne, se livre à une comparaison entre l’enseignement supérieur colonial en Inde britannique et en Indochine française entre 1850 et 1940. Un tableau comparatif entre les deux modèles universitaires conduit à dégager des similitudes justifiant  le concept d’enseignement supérieur colonial en tant que système de transmission de savoir et de connaissance en situation coloniale. Les deux modèles ne sont pas antagonistes. Il s’agit toujours de former une élite auxiliaire, utile à la colonisation, maîtrisant la langue du colonisateur. Mais la réalité est plus complexe car il n’y a pas que l’initiative du colonisateur mais aussi le souhait des jeunes colonisés de bénéficier de cet enseignement supérieur. L’auteur conseille donc de procéder à une approche trans-impériale de l’enseignement supérieur colonial.

M. Gwendal Rannou, ancien élève de l’E.N.S., agrégé d’histoire et doctorant à l’Université de Paris-1 Sorbonne, a choisi de nous dépayser. Il s’intéresse à la politique coloniale australienne face à l’internationalisation de l’éducation entre 1919 et 1942.

Dans ces territoires sous mandat de la S.D.N., l’Australie et la Nouvelle-Zélande se sont désintéressées de l’éducation sauf à former quelques indigènes pour les besoins locaux et à laisser agir les missions. Cette grande fermeture d’esprit sera balayée à partir de 1942 par la Guerre du Pacifique.

Mme Yamina Bettahar, maître de conférences en sociologie et histoire des sciences à l’Université de Lorraine, s’intéresse à l’Université d’Alger sous la troisième République. Sous le règne de Napoléon III commence un effort de connaissances scientifiques du territoire algérien qui doit permettre de favoriser le développement du pays et d’illustrer sur le terrain l’action civilisatrice de la France. De grandes institutions françaises s’implantent en Algérie, tel le Muséum d’histoire naturelle de Paris, tandis que sont créées des Écoles Supérieures, encore réservées aux Européens.

A Alger est créée une université mais aussi un observatoire, le premier d’Afrique. Les établissements supérieurs d’Algérie attirent des métropolitains. Des échanges se créent entre la France métropolitaine et ses départements d’Algérie. Mais ils ne profitent guère aux jeunes musulmans.

MM. Hugo Gonçalves Dores et Miguel Bandeira Jerónimo, tous deux de l’Université de Coïmbra au Portugal, ont choisi de s’intéresser à la notion de développement éclairé, à propos de la position de l’éducation coloniale en Afrique et des organisations interimpériodes (1945-1957). Après 1945, les principaux pouvoirs impériaux établissent des contacts de façon à réfléchir aux grands défis qu’ils rencontrent dans leurs colonies. Il s’agit d’échanger des informations, des expériences, mais aussi d’éviter l’intrusion de l’O.N.U. et de l’U.N.E.S.C.O. dans les affaires coloniales. On se réunit à Dakar en 1946, à Tananarive en 1954, à Londres en 1955, à Bruxelles en 1958. Cette concertation des puissances impériales fait preuve d’une certaine efficacité jusqu’aux indépendances africaines de 1962.

La deuxième partie de l’ouvrage entend préciser des notions parfois confuses. Elle veut montrer comment on passe, par exemple, de la « mise en valeur » au « développement ». Mise en valeur, développement, modernisation, sont des concepts associés pendant la période coloniale et postcoloniale aux effets espérés de l’éducation.

Dès 1920, Albert Sarraut en parle. Mais elle sous-tend aussi l’assistance technique aux pays du Sud mise en place à la fin du XXe siècle par les acteurs internationaux, nationaux et privés.

M. Stéphane Lembré, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Lille, illustre ce thème dans son étude sur l’enseignement professionnel et le développement économique de l’Afrique du Nord sous domination française des années 20 aux années 50.

Dès 1925, se tient en Algérie un Congrès de l’enseignement professionnel indigène. Il distingue soigneusement l’enseignement professionnel, destiné aux indigènes, et l’enseignement technique, destiné aux Européens … Et, curieusement, il laisse de côté les formations agricoles. Il connaîtra pourtant un certain développement mais limité dans les effectifs et concentré dans certaines villes.

Un plan plus ambitieux de scolarisation sera adopté en 1944. Mais les résistances locales limiteront son application.

M. Simplice Ayangma Bonoho est docteur de l’Université de Yaoundé-1 et de l’Université de Genève. Il s’intéresse à « l’éducation pour chasser le spectre de la maladie et de la mort ». Il étudie l’éducation pour la santé dans les écoles coloniales et postcoloniales de l’Afrique Centrale entre 1910 et 1986. La mise en œuvre d’une politique de santé est d’abord réservée aux missions chrétiennes mais en 1923, le Gouverneur Général de l’A.E.F. promulgue un arrêté relatif à la gratuité des soins médicaux aux indigènes, et en 1927 est créée une inspection médicale scolaire et l’État se préoccupe de l’hygiène dans les écoles.

L’approche éducative se précise avec la mise en place d’instituteurs européens et de moniteurs indigènes, le développement de l’enseignement physique et sportif et de la vaccination.

Après les indépendances, les anciens cadres coloniaux seront nombreux à se reconvertir dans l’assistance technique des agences des Nations Unies. L’approche de l’histoire transnationale est ici utile pour récuser les discours de rupture et mettre en valeur les continuités et les jeux qui témoignent encore de la persistance du modèle occidental.

Mme Thuy Phuong Nguyên est docteur en sciences de l’éducation de l’Université de Paris-Descartes. Dans son étude intitulée « De la mission civilisatrice à la mission culturelle », elle s’interroge sur le « discours colonial contrarié » qui caractérise la période allant de 1946 à 1952 au Viet-Nâm. Pour se faire, elle analyse quatre textes centrés sur l’action éducative et culturelle et rédigés par un haut-fonctionnaire, Albert Charton (1893-1980). En 1946, Charton entend mettre la culture française au service des intérêts politiques de la France sur un territoire qui n’est plus complètement français. En mars 1948, il présente un programme d’action pour l’enseignement en Indochine avec un double système d’enseignement (un secteur français et un enseignement national plus ouvert aux vietnamiens). A la fin de 1949, il travaille aux aspects culturels du traité France-Viet Nâm. En 1951, il développe un programme d’enseignement français et d’action culturelle qui demeurera en place jusqu’en 1975. Il illustre ainsi la capacité d’adaptation dont peut faire preuve (parfois) la haute administration française contrainte de s’adapter aux évolutions politiques tout en assurant une certaine continuité.

André Taradellas, doctorant et assistant d’enseignement au département d’histoire de l’Université de Genève, décrit dans son étude sur « la formation des étudiants africains aux USA » la construction progressive d’un réseau transnational complexe, entre 1880 et 1950, destiné à substituer progressivement l’influence américaine à celle des États « impérialistes » (Grande-Bretagne, France …). Ce réseau a pris des proportions impressionnantes puisqu’en 1978, avec 34000 étudiants africains sur leur sol, les U.S.A. étaient le deuxième pays de destination des étudiants derrière la France (55747), mais loin devant l’U.R.S.S. (13654) et le Royaume-Uni (12888).

Dans une troisième partie sont présentées les trajectoires et les enjeux éducatifs de la décolonisation.

Mme Aude Chanson, docteur en histoire à l’Université Paris-Diderot, traite du choix de l’instruction en tant qu’enjeu stratégique pour le Tanganyika se préparant à l’indépendance (1954-1961).

Cette ancienne colonie allemande, devenue territoire sous mandat britannique en 1919, a été relativement délaissée par les Britanniques. Elle voit se constituer une association africaine formée en fait de cadres locaux, influencés par l’exemple noir américain et amenés au pouvoir sous la conduite de la personnalité exceptionnelle de Julius Nyerere qui a compris que le développement de l’éducation permettrait de substituer progressivement aux élites coutumières respectueuses du pouvoir colonial de nouvelles élites. C’est ce qui se produit, pacifiquement, en 1961.

Mme Sylvie Guichard, docteur en sciences politiques (Genève-Sciences-Po Paris), travaille sur le nationalisme et les politiques publiques en Inde, après l’indépendance (1947-1964). Elle y montre en particulier la persistance de la présence de juges formés à la mode du Raj au sein des cours supérieures et loin de l’activisme de la Cour Suprême des années 90 qui estime, elle, que le droit à l’éducation est un droit fondamental.

Mme Raphaëlle Ruppen Coutaz est maître-assistante à la section d’histoire de l’Université de Lausanne. Elle consacre un article au parcours du chanoine Gérard Pfulg, suisse fribourgeois qui fut expert de l’UNESCO en République Centrafricaine, en charge de la révision des programmes scolaires et de l’élaboration des manuels de 1961 à 1963. Cette période et ce territoire sont moins connus des chercheurs. Il est donc intéressant que Mme Ruppen Coutaz nous éclaire sur le premier expert de l’UNESCO à avoir servi en Centrafrique. Mais quels furent les résultats de sa mission ? Il était chargé d’aides à l’élaboration de manuels scolaires adaptés au Centrafrique.

Pour avoir enseigné le français en Centrafrique d’abord dans un collège de brousse (Berberati) en 1965-1966, puis au Ministère de l’Éducation à Bangui, j’ai pu constater combien une telle réalisation était nécessaire. Mais je n’y ai jamais entendu parler du chanoine Pfulg et de ses manuels. Ayant voulu enseigner à mes élèves l’histoire de leur continent, j’ai dû inventer un cours à partir des notices du Guide bleu d’Afrique Équatoriale et de l’histoire de l’Afrique de Cornevin. Cette « disparition » du chanoine s’explique- t-elle par une certaine rivalité avec la coopération française alors très présente ? Il est intéressant de noter que Mme Ruppen Coutaz souligne les liens de l’expert suisse avec les milieux atlantistes alors même que la France s’inquiétait du développement de l’influence des États-Unis et de l’URSS dans ses anciennes colonies …Et ceci peu avant l’arrivée au pouvoir du colonel Bokassa. Il y a sans doute là des études à approfondir.

C’est à un pays martyr que s’est intéressé Thomas Riot, docteur en histoire de l’Afrique de l’Université de Lausanne, qui traite de l’éducation religieuse, des images et de la pratique de la justice sociale au Ruanda. L’histoire en est assez connue. Le retournement du pouvoir colonial belge contre les élites tutsies sur qui il s’était d’abord appuyé, au profit de la majorité Hutu encadrée par l’église catholique a abouti, trente ans plus tard, au drame que l’on sait. M. Riot apporte ici quelques précisions utiles.

La conclusion a été confiée à M. Damiano Matasci, maître-assistant au département d’histoire générale de l’Université de Genève. Il travaille sur les interconnexions entre les politiques éducatives internationales et impériales en Afrique coloniale française dans les années 1940 et 1950. Il souligne l’intérêt de ce livre et appelle à une mise en perspective d’une histoire partagée entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Ce livre repense-t-il vraiment la notion de « mission civilisatrice » ? Il a le mérite d’exposer des faits et de se garder des prises de position idéologiques. Il apporte quelques informations utiles et nouvelles sur des parties du monde jadis colonisé que l’on évoque rarement. Il ne conduit pas à réviser des idées connues. Il n’est pas parvenu à éviter toujours le recours à un jargon socio-historique un peu agaçant. Mais il incite aussi à approfondir la réflexion sur la période immédiatement postcoloniale.

Il faut espérer que la nouvelle génération d’historiens entendra cet appel.

 


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