Congo, l'État en morceaux : politique et administration au prisme du découpage provincial

Recension rédigée par Roland Pourtier


            Depuis qu’elle a été inscrite dans le Constitution de la RDC en 2006, la décentralisation, mise en oeuvre en 2015 avec le passage de 11 à 26 provinces, a suscité de nombreux débats et fait couler beaucoup d’encre. Sous le titre Congo, l’État en morceaux, l’ouvrage dirigé par Ngoy Kimpulva, professeur à l’université de Lubumbashi (aujourd’hui décédé), et Pierre Englebert, professeur à Pomona College, Claremont (Califormie), a rassemblé dix chercheurs autour d’un projet « découpage », financé par Dfid, hébergé par Claremont Graduate University, associant des chercheurs de Claremont et de Washington et des universités de Lubumbashi, Kinshasa, Bukavu et Anvers. Exemple réussi de coopération universitaire soulignant l’intérêt que les Britanniques et les Américains portent à l’Afrique en général, à la RDC en particulier, contrastant avec l’érosion des recherches européennes, et surtout françaises (seulement deux auteurs français cités dans une abondante bibliographie).

            L’ouvrage comprend 9 chapitres précédés d’une introduction qui résume les principaux résultats de la recherche et en expose la philosophie générale : la décentralisation n’a été qu’un trompe-l’œil, un paravent masquant la réalité d’un jeu politique qui se perpétue depuis l’indépendance, avec pour finalité la reproduction d’élites qui confisquent le pouvoir, accaparent les ressources de l’État, maintenant la population congolaise dans la pauvreté. Le découpage – lequel a consisté pour l’essentiel à ériger les districts en provinces, sur le modèle d’une réforme qui, en 1988, avait réorganisé le Kivu en trois provinces – renvoie à un débat récurrent en RDC opposant « unitaristes » et « fédéralistes ».

            Selon les auteurs, le découpage territorial place l’ethnicité au cœur de l’analyse du politique, engendrant un « nouveau tribalisme ». Héritiers de Crawford Young, ils font référence à maintes reprises à son étude fondatrice, avec notamment cette citation : « aucune étude sérieuse sur le Congo ne peut laisser de côté le difficile problème du ‘tribalisme’ ou de ce que l’on peut encore appeler ‘l’ethnicité’ ». Le découpage a, entre autres conséquences, rebattu les cartes de l’autochtonie. Les groupes ethniques devenus majoritaires ou ayant vu leur majorité renforcée dans les nouvelles provinces ont tendance à accaparer le pouvoir politique, source de nouvelles tensions. Au-delà de ce que les auteurs n’hésitent pas à qualifier de « tribalisme », revendiquant l’usage d’une terminologie ancienne, l’ouvrage se réfère aux thèses qui font des « mécanismes d’extraction et de circulation des ressources » le moteur de l’État prédateur. Tous les chapitres dénoncent une décentralisation qui au lieu d’améliorer les conditions de vie de la population, perpétue un système de classe (bien que le terme ne soit pas utilisé) fondé sur la connivence des élites, le clientélisme et le parrainage. Les « débauchages » qui rythment l’actualité politique congolaise participent de la « reproduction patrimoniale » dont la décentralisation n’a pas modifié les règles. « Le miracle congolais réside largement dans le fait que les mille morceaux de l’État collent ensemble d’eux-mêmes, comme le pare-brise feuilleté d’un taxi kinois. Et il semble bien que ce soit le patronage et ses réseaux qui en forment la colle politique » (p. 18).

Les différents chapitres de l’ouvrage montrent comment « l’extraction prédatrice des ressources », caractéristique du système congolais depuis Léopold II, a su s’adapter aux changements institutionnels. Loin de transférer responsabilité et accès aux ressources comme stipulé dans la constitution, la décentralisation a, de facto, maintenu la domination de Kinshasa. Bricolages institutionnels, combines, arrangements, règne de l’incertitude, opacité de la gouvernance, tout concourt pour que la décentralisation formelle s’efface devant « un système de patronage informel et hautement centralisé » qui prive les élites provinciales de toute autonomie réelle (p.143).

L’ensemble des auteurs se rejoignent dans la critique sans concession du système politique congolais dont le découpage du territoire sert de révélateur. L’unanimité tient à leur proximité intellectuelle, si bien que les analyses sont quelque peu répétitives. Concernant la question cruciale du découpage, quelques éclairages complémentaires auraient été bienvenus, en particulier dans sa dimension historique à peine évoquée avec la tentative avortée d’organisation du Congo en 21 provinces en 1964, et dans sa dimension spatiale, passée sous silence, alors qu’elle est tout à fait essentielle s’agissant d’un sous-continent.

 Car la décentralisation, si elle est conduite (ou maltraitée) par les acteurs politiques, se construit concrètement dans le temps et l’espace.