Assyro-Chaldéens : mémoires d'une tragédie qui se répète

Recension rédigée par Christian Lochon


Depuis les années 1990, le Professeur Joseph Yacoub nous livre avec son épouse Claire des ouvrages très documentés sur les Chrétiens syriaques du Proche Orient. Nous avions recensé dans ces colonnes en 2019 son ouvrage LeMoyen Orient syriaque, la face méconnue des Chrétiens d’Orient (Salvator 2019). L’auteur nous avait fait prendre conscience que le Moyen-Orient arabo-musulman est aussi chrétien-syriaque.

Dans ce nouveau livre est évoqué le cas tragique des Assyro-Chaldéens, demeurés dans le Kurdistan pendant 2600 ans jusqu’en 1915-1918 (p.15). Ce peuple vécut retiré du monde, disséminé et peu nombreux, à haute altitude (p.24). Au XIXe siècle, les Occidentaux les redécouvrent ; une mission américaine presbytérienne en 1831, la Mission de l’Archevêque de Canterbury en 1886, des missionnaires russes en 1894. Des Lazaristes français et des Filles de la Charité s’installent à Ourmiah en 1835, puis des missionnaires allemands et suisses en 1894. Deux diplomates français, C. de Challaye, consul à Erzéroum en 1854 et L.Krajawski , vice-consul à Mossoul en 1903, évoquent cette contrée où « il n’y a pas d’école depuis des siècles ; seuls savent lire les prêtres et les diacres » (p.28). Ces populations, comme leurs voisins arméniens, allaient subir un génocide planifié par le gouvernement ottoman durant la première guerre mondiale (p.36). C’est que les nationalistes turcs visaient à éradiquer les groupes ethniquement non-turcs et religieusement non-musulmans en les exterminant, en les dispersant ou en les déportant (p.44). Ce projet, selon l’auteur, sera exécuté en trois actes. 

Le premier acte concerne les massacres précurseurs menés au XIXe siècle. A partir de 1834, des troupes ottomanes pénètrent dans le Hakkari, Kurdistan irakien, privilégiant les Kurdes musulmans au détriment des Assyriens chrétiens vivant sous le régime tribal (p55). Les Ottomans veulent affaiblir le pouvoir temporel du Patriarche assyrien résidant à Kotchannes (p.56). En 1846, le leader kurde Beder Khan envahit le territoire assyrien des Tkhouma faisant 500 victimes (p.57). De 1890 à 1896, en proie à de nouveaux massacres, les chrétiens fuient en Azerbaïdjan iranien et au Caucase, l’Arménie et la Géorgie étant occupées par les Russes (p.58).

Mais la faiblesse structurelle de l’État perse ne garantit pas la sécurité des chrétiens même si Nasreddine Chah (1848-1896) est prooccidental et favorable aux chrétiens (les cloches des églises peuvent à nouveau sonner) ; contesté par les mollahs rigoristes, il est assassiné ; son fils Muzaffar Eddin (1896-1907) très faible, multiplie les concessions (p.69) à la Belgique (douanes), à la Russie, à la Grande-Bretagne (chemins de fer, mines, banques, tabac). De 1906 à 1911, les Turcs et leurs alliés kurdes s’imposent en Azerbaïdjan iranien ; les Assyro-Chaldéens dans les régions de Salamas et d’Ourmiah, sont laissés sans protection (p.88). Les envahisseurs turcs obligent les chrétiens à se faire inscrire comme sujets ottomans (p.88). Les troupes ottomanes veulent se venger de leur expulsion des Balkans (1912-1913) sur les populations chrétiennes de l’Anatolie et de l’Iran septentrional. De plus, Britanniques et Russes signent en 1907 un accord de partage territorial de l’Iran (p.70).

Le deuxième acte débute en octobre 1914 ;les Ottomans continuent leur occupation de l’Iran septentrional en recrutant des miliciens kurdes ottomans et iraniens (p.92) ; l’appel au djihad lancé par les Turcs fut chaleureusement accueilli par les turcophones sunnites iraniens (p.94), le djihad donnant droit aux biens des chrétiens. Comme Les Russes battent en retraite du 2 janvier au 30 mai 1915, les Turcs, Kurdes, auxquels s’ajoutent certains Persans, pillent alors l’ensemble des villages chrétiens de la Plaine d’Ourmiah-Salamas faisant 10.000 victimes, prolongeant sur le sol perse les massacres effectués dans le Vicariat de Van, en Anatolie, où 26 prêtres et de nombreux fidèles avaient été exécutés (p.116). Ces exécutions sont rapportées par des témoins oculaires, Mgr. Israël Audo, l’Abbé Paul Bero, le chroniqueur Abdelmassih Qarabachi qui décrivent les convois des déportés de Diarbékir, Mardin, Kharpout (p.116 à 128). Le professeur allemand résidant à Alep, Martin Niepage, rédigea un rapport, publié par le Comité suisse de l’Oeuvre de Secours aux Arméniens dans lequel il soulignait que les Turcs voulaient éliminer les Grecs, les Arméniens, les Syriens, qui constituaient à l’époque le quart de la population ottomane, ou les islamiser de force (p.129). Assyriens et Arméniens se réfugient dans les missions chrétiennes occidentales lorsqu’ils le peuvent (p. 107). Mais le 24 mai 1915, les troupes russes reviennent sur le sol iranien (p.108) et c’est une délivrance hélas provisoire pour les communautés chrétiennes.

Le troisième acte commence le 24 Décembre 1917, lorsque les Russes se retirent pour la deuxième fois précipitamment, suite à la Révolution bolchevique d’octobre 1917 (p.137).  Les Assyriens doivent soit fuir en Russie, soit se défendre avec les munitions abandonnées par les Russes ; ils tinrent le front jusqu’en juillet 1918 à Ourmiah (p.141). Le 31 juillet 1918, les derniers combattants parmi 70.000 civils prirent la route de Hamadan (480 km), conduits par des officiers anglais et français pour essayer de gagner Baaqouba en Irak où était une garnison anglaise. 40.000 y parviendront dans une souffrance indescriptible (p. 166).L’auteur donne les témoignages de six Filles de la Charité qui se trouvaient à Ourmiah sur ces événements dramatiques (p. 157 à 163) et sur l’assassinat de Mgr Sontag, lazariste, Délégué Apostolique en Iran, qui avait décidé de rester auprès des paroissiens et des réfugiés chrétiens, avec le Père chaldéen Dinkha. Deux autres prêtres qui subissent le même sort à Khosrova, les Pères Mathurin l’Hotellier et François Miramiz sont cités dans la dépêche du 8 septembre 1918 de l’Ambassadeur français à Téhéran Raymond Lecomte (p.193). Le Pr. Yacoub consacre également un chapitre aux réactions d’autres diplomates français en Iran, citant les témoignages de l’Attaché militaire français à Téhéran, M. Georges Ducrocq (p.198), des consuls français successifs à Tabriz, MM. Alphonse Nicolas (p.199) et Maurice Saugon (p.200). Ces diplomates évoquèrent pour ces crimes des responsabilités partagées entre notables persans et turcs.

Le Pr. Yacoub dont les grands parents chaldéens subirent les exodes imposés à cette communauté en Iran, en Irak et jusqu’en Syrie, a tenu à rassembler une précieuse documentation dont les sources religieuses, diplomatiques, littéraires, journalistiques, rédigées en syriaque, en arabe, en persan, en anglais et en français, permettent aux historiens et au grand public de découvrir des épisodesde l’histoire qui n’appartiennent pas exclusivement aux Assyro-Chaldéens, ni même au passé puisque la tragédie se poursuit aujourd’hui en Syrie, en Irak, en Turquie (p.263).

On saura donc gré à l’auteur de nous donner de nombreuses références bibliographiques dans les notes de bas de page et dans la bibliographie (p.265 à 269) ainsi que deux cartes de cette région peu connue (p.271, 272).