Le Moyen-Orient au défi du chaos : un demi-siècle d'échecs et d'espoirs

Recension rédigée par Christian Lochon


Enarque, M.D. Bauchard cadre supérieur aux Ministères de l’Économie et des Finances puis des Affaires étrangères à partir de 1987, aura été directeur ANMO (Afrique du Nord/Moyen Orient) de 1993 à 1997. Retraité, il est affecté à mi-temps à l’Agence Française pour le Développement et à l’IFRI pour diriger le  Département ANMO (p.138). L’auteur de ces 373 pages livre un témoignage personnel sur l’évolution de cette région sensible, avec des informations de première main sur les pays concernés, sur la politique française dans cette zone et sur l’évolution politique et religieuse de la région (p.5).

Tout d’abord, les États de la région ont été bâtis sur les ruines de l’Empire ottoman et des empires coloniaux britanniques, français, espagnol, italien (p.78). Leurs habitants, aujourd’hui 550 millions, Turcs, Arabes, Persans, ont conservé le sentiment d’appartenance à une riche civilisation (p.12). Parmi les États arabes, l’Algérie a subi une guerre civile atroce (p.106) qui a obscurci les relations avec la France  par la prise en otage en 1994 de l’airbus d’Air France  (p.110), l’assassinat en 1996 des Moines de Tibherine  (p.111) et de Mgr Claverie (p.113). Depuis le début des années 2000, Riyadh a assisté à la dégradation des relations américano-saoudiennes (p.229) ; les Saoudiens préconisent la lutte contre l’Iran en s’alliant avec les pays arabes et musulmans, diversifiant leurs alliés, européens et russes et  banalisant leurs relations avec Israël. Les Émirats arabes unis, indépendants en  1971, furent  le centre du trafic de l’or entre l’Inde et l’Europe (p. 29). Aujourd’hui, Djebel Ali est le 3e port mondial pour les conteneurs (p.221). Bien que Dubaï soit devenu la plaque tournante du commerce extérieur iranien, la menace de l’Iran pourrait entraîner la déstabilisation du Golfe (p.219). La France conserva longtemps une relation spéciale avec l’Irak (p.41), construisant le réacteur de recherche Osirak, offrant 36 mirages, entraînant une dette de 30 milliards de francs,  jamais réglée. L’insurrection sunnite en Irak soutenant Al Qaïda puis en 2006 Daech (p.139) a entraîné l’implantation de Dach de 2014 à 2017 (p.212). Les Irakiens semblent s’adapter aux règles de la démocratie (p.143), mais les chiites tiennent le pouvoir, soutenus par l’ingérence iranienne (p.145). La Jordanie demeure vulnérable politiquement et économiquement (p.52). « Le miracle libanais s’est écroulé avec la faillite d’un État incompétent et corrompu » (p.334). Le Qatar soutient les islamistes mais  est en paix avec l’Iran, et abrite l’État-Major américain pour le Moyen Orient (p.220). La Syrie sera passée d’une guerre civile à une guerre internationale ; les groupes djihadistes Al Qaïda et Daech défient le Régime et ses contestataires. La Turquie y combat les Kurdes  soutenus par les États-Unis, Israël,  l’Iran (p.307). Il en résulte 500.000 morts dont la moitié civils, 7 millions de déplacés internes, 6 millions d’exilés ; les infrastructures médicales détruites à 80% ; 2 millions d’enfants déscolarisés (p.206). En fait, la situation en Syrie  est gérée par une concertation entre la Russie, à laquelle Washington  a accordé la sous-traitance depuis 2013 (p.208), la Turquie et l’Iran, non sans heurts (p.337).

Ce sont les puissances régionales non-arabes, Iran, Turquie, Israël, qui semblent gérer la région (p.356). L’Iran (p.179) est dans une situation économique difficile, menant une politique budgétaire clientéliste. Le Régime iranien, répressif et bigot est rejeté par la jeunesse. En but à l’hostilité des pays arabes, l’Iran bénéficie du soutien politique de la Russie  depuis 1997 (p.105) et économique, récemment, de la Chine. Dans les années 1960, le Moyen-Orient était dominé par la question de la sécurité d’Israël, qui,  depuis sa victoire écrasante de1967, pratique une politique de déni, colonisant la Cisjordanie et récusant l’idée même de la création d’un État palestinien (p.31). Le PIB israélien est supérieur à celui cumulé de ses 5 voisins arabes (p.270). La normalisation entre Israël et certains pays arabes s’est faite sans évoquer le problème palestinien (p.334). La seule menace vient de l’Iran (p.150). La Turquie ottomanisée d’Erdogan intervient en Grèce, en Syrie, en Libye, à Chypre. La réunion d’Ajaccio  en septembre 2020 des pays du sud de l’U.E. a critiqué les mesures agressives de la Turquie vis-à-vis de ses voisins (p.335). Il semble que les difficultés économiques pourraient freiner ses ambitions régionales.

Le deuxième point concerne les puissances extérieures à la Région. Lespays occidentaux affaiblis manquent de crédibilité et d’ambition (p.300) et ont préféré depuis 2013 le retour à la stabilité par peur de l’islamisme (p.247) tandis que la Russie, l’Iran, la Turquie maintiennent leur ancrage. La France avait depuis 1967 à l’égard du monde arabe une politique déterminée, consensuelle, qualifiée de « gaullo-miterrandienne ». L’Institut du Monde Arabe avait été conçu par le Pt. Giscard d’Estaing pour renforcer les relations de la France avec le monde arabe (p.123). Créé le 28 février 1980 et inauguré le 30 novembre 1987 (p.122), possèdant un statut de droit privé, il devait être financé à 60% par la France et à 40% par les États arabes, ce qui ne fut jamais effectué de leur part (p.123). La situation financière, que connaît bien l’auteur qui en fut Président de 2002 à 2006, reste un problème structurel (p.135). La réaction du Président Chirac à Jérusalem en 1996 avait eu un  exceptionnel retentissement dans le monde arabe (p.118). Cette politique  fut remise en cause par le Pr. Sarkozy lorsqu’il intervint en Syrie et en Libye (p.189). La politique étrangère est définie dorénavant  en négligeant l’expertise des diplomates et des chercheurs (p.324). L’auteur souligne l’incohérence et l’inefficacité de la politique américaine (p.303) qui récuse toute intervention politique tierce au Moyen-Orient (p. 91). La politique d’indépendance de la France a  suscité de nombreuses crispations avec Washington (p.317) et des tensions récurrentes entre présidents français et américain (p.329). Les sanctions lourdes de la justice américaine sont utilisées pour fausser la concurrence. Le retour de la Russie (p.299) se fait sous forme militaire avec des milliers de mercenaires «Wagner » déployés sur les points chauds. Mais son économie le lui permettra-t-elle ? Aussi, un rapprochement euro-russe est la clé d’une stabilité retrouvée (p.310). La Chine, en besoin d’hydrocarbures, a établi une base militaire  navale à Djibouti et investit lourdement en Iran (p.311).

Le troisième point traite des événements qui se passent depuis 2010. L’indice de démocratie examine la qualité des processus électoraux, le statut des minorités, l’indépendance de la justice, l’état des libertés publiques. Pour la région ANMO, seuls Israël et la Tunisie sont qualifiés de démocratiques, l’Arabie Saoudite est au 164e rang sur 167 pays (p.246). Les publications du PNUD de 2001 à 2006 (p.156) relevèrent  l’inefficacité des secteurs publics, de l’enseignement, le chômage élevé des jeunes, le volume d’importation des produits agricoles (p.158-160). C’est pourquoi, les mouvements révolutionnaires n’ont pas débouché sur une véritable démocratie (p.192). L’ampleur de l’économie informelle a entraîné les inégalités (taux de pauvreté de 40%) et la corruption (p.254). Pourtant, les pouvoirs en place ont résisté (p.204), les pays du Golfe par la légitimité tribale, le Maroc et la Jordanie par la légitimité religieuse, l’Égypte, l’Algérie par la caste militaire. Mais des États aux frontières artificielles voient leur rôle géopolitique disparaître comme la Syrie, l’Irak, la Libye (p.198). La  montée de l’islamisme et du djihad  ont menacé notre approvisionnement en pétrole, créé une invasion migratoire entraînant des  « zones de non-droit » (p.167). L’islam semble apparaître incompatible avec la démocratie (p.168) sous ses formes de fondamentalisme, salafisme, wahhabisme, (p.171). Le slogan « l’islam est la solution » (p.265) entraîna la discrimination des minorités chrétiennes évaluées à 10 millions (p.268). Pourtant des forces ouvrent le jeu politique comme en font foi des indicateurs économiques et sociaux favorables, l’évolution des PNB nationaux ou des revenus individuels des habitants, l’augmentation de l’espérance de vie, l’évolution positive de l’Indice de Développement Humain (p.249). Une société civile s’affirme  par le nombre des diplômés, les mouvements associatifs, la place des femmes, la Yéménite Tawakkol Karman ayant reçu un Prix Nobel de la Paix (p.265).

M. Bauchard évoque le changement du métier de diplomate avec la e-diplomatie, qui exige de nouvelles compétences en citant l’ouvrage de notre confrère Raoul Delcorde, La Diplomatie d’hier à demain, que nous avions recensé dans ces colonnes. Comme, rarement dans l’histoire, le Moyen-Orient n’avait connu un tel chaos (p.351), l’auteur recommande de reconsidérer les orientations de notre politique. Le lecteur appréciera l’index des personnes citées (p.361-364), le glossaire des acronymes ( p.365-368) et les 16 illustrations ( pages 185 à 187).

 


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Cette recension est basée sur un ouvrage disponible à la bibliothèque de l’académie des science d’outre-mer