Les travailleurs indochinois : étude socio-historique d'une immigration coloniale (1939-1954)

Recension rédigée par Jean de La Guérivière


Dans la longue histoire des relations passionnelles entre les Français et les peuples d’Indochine, ce fut un épisode singulier. En 1939, en vertu d’une loi votée l’année précédente, 25 000 Tonkinois, 17 500 Annamites, 5000 Cochinchinois et 2500 Cambodgiens furent requis en métropole par le ministère du Travail, dans les usines travaillant pour la Défense nationale. Liêm-Khê Luguern, née en 1954, arrivée en France à l’âge de neuf ans, a fait de leur parcours un mémoire de maîtrise puis une thèse en doctorat préparée sous la direction de Gérard Noiriel à l’École des Hautes études en Sciences sociales. Ce livre de 662 pages en est issu, sous le titre complet de Les « Travailleurs indochinois ». Étude socio-historique d’une immigration coloniale (1939-1954).

Pourquoi des guillemets à « travailleurs indochinois » ? Parce qu’il ne s’agit pas d’un groupe social homogène, les uns - la majorité - servant comme ouvriers, les autres comme « surveillants » ou interprètes, ainsi que le montre, en fin d’ouvrage, un « corpus de ceux qui ont concouru, par leur écrits et témoignages, volontairement ou non, à l’écriture de cette histoire ». En effet, l’auteure a pu rencontrer certains de ces Indochinois ou des membres de leur famille en France, de 1988 à 2006, et au Vietnam, de 2006 à 2011. Avec, aussi, des réponses à un questionnaire, ces témoignages oraux sont brièvement, mais judicieusement, cités dans le corps du texte.

Tout commence par la traversée, puis par le débarquement à Marseille enneigé. « Pour ces immigrants, l’hiver, à force de revenir, n’arrive pas à s’inscrire dans un cycle banal ; au contraire, il marque à chaque fois un ‘’recommencement’’. » À leur arrivée, ils sont logés, en transit, aux Baumettes, prison en construction, pas encore utilisée à cet effet, et offrant donc des locaux vides.  Se référant à un autre ouvrage sur la question, Immigrés de force : les travailleurs indochinois en France (1939-1952), publié en 2009 par le journaliste Pierre Daum, Mme Luguern proteste contre son emploi du mot « prison » en pareil cas. « Comme lui, d’autres journalistes cultivent, pour les besoins de la dénonciation médiatique, l’ambiguïté selon laquelle la prison aurait été construite pour les ‘’travailleurs indochinois’’. Les journalistes se servent des Baumettes pour leur charge sémantique. L’utilisation du terme, non replacé dans le contexte, permet de façon efficace l’indignation et l’émotion pour dénoncer les conditions d’accueil des requis indochinois. » Certes ! Mais pourquoi limiter ce genre de reproche aux journalistes ? Mme Luguern pourrait regarder aussi du côté des universitaires, à commencer par certains dont elle met respectueusement les travaux en biographie.

Mme Luguern procède à une description détaillée de la MOI, l’administration, rattachée au ministère du Travail, chargée de la main d’œuvre indigène. Elle souligne le rôle en son sein des « Colos », ces élèves ou anciens élèves de l’École nationale de la France d’outre-mer qui se trouvaient bloqués en métropole du fait de la guerre puis de l’armistice, cette MOI étant, selon elle, « le refuge des fonctionnaires coloniaux pour leur éviter le chemin de l’Allemagne », c’est-à-dire le STO. Elle ajoute : « L’épuration, à la Libération, des cadres européens chargés de l’encadrement sur le terrain (une commission d’épuration dans les légions de la MOI est officiellement constituée en novembre 1944) ne doit pas cacher une continuité à la direction centrale des ‘’ travailleurs indochinois‘’. »

En effet, après les années 1940-1944, racontées minutieusement telles qu’elles furent - très diversement - vécues, de l’Occupation à la Libération, le problème du rapatriement des « requis » se posa. « De la Libération aux derniers rapatriements organisés par la Direction des travailleurs indochinois (DTI) en 1952, la période est marquée par une extrême confusion. La France entre en guerre contre les indépendantistes vietnamiens alors que les ‘’travailleurs indochinois’’ sont encore sur le sol français. Eux ont quitté une Indochine colonisée ; celle-ci se réveille et s’émancipe au moment où ils doivent y retourner. » La majorité d’entre eux est repartie, quelques-uns pour rallier le Viêt-minh à leur retour. Une minorité est restée dans l’Hexagone après la « levée de réquisition » ; elle était constituée principalement par des hommes mariés à des Françaises. 

À l’échelle de la Deuxième Guerre mondiale qui tua des millions d’hommes et changea le destin de millions d’autres, l’aventure française de 20 000 Indochinois pouvait sembler d’une importance relative. C’est le mérite de ce livre que de la reconstituer avec précision et nuance.