La France en terre d'islam : empire colonial et religions, XIXe - XXe siècles

Auteur Pierre Vermeren
Editeur Tallandier
Date 2020
Pages 510
Sujets Colonisation
Pays islamiques

1800-....
Cote In-12 2533 (MSS)
Recension rédigée par François Besson


Après les guerres de religions entre catholiques et protestants, s’installe en Septembre 1989 la question islamique sur la scène politique française. La laïcité instaurée en 1905 est contestée par les musulmans, notamment les immigrés pour qui l’Islam apparait comme un gage de réassurance et un réconfort. En fait, l’Algérie et l’Empire Colonial ont été de formidables laboratoires de la cohabitation, à la suite des hispaniques à la découverte du nouveau monde. La colonisation n’est pas qu’une affaire économique, c’est aussi un impérialisme politique, culturel, linguistique, militaire, scientifique et religieux.

A la fin du Moyen-âge, le premier âge colonial voit les Espagnols et les Portugais continuer leur politique de colonisation, notamment en Afrique du Nord qui fait appel aux corsaires ottomans pour assurer sa protection. En quelques décennies, elle passe sous domination ottomane pour trois siècles.

Le second âge colonial est le fruit de l’industrialisation. A la fin du XIXème siècle, la Grande Bretagne et la France sont les 2 grandes puissances du monde au détriment de l’empire ottoman. La colonisation est une question de standing entre nations rivales. Déjà au XVIIIèmesiècle, un intérêt orientaliste s’était manifesté en Europe, préparant à l’expédition d’Égypte de Napoléon et plus tard à celle d’Alger.

Si un effort missionnaire se manifeste dans le monde, l’église de France doit se reconstruire après la révolution. Le catholicisme devient résolument conquérant. En Algérie, le cardinal Lavigerie crée de nouveaux ordres religieux pour la conversion de musulmans, notamment en Kabylie. En 1860, les congrégations sont expulsées du sol français par Jules Ferry puis Émile Combes, et des milliers d’enseignants religieux sont disponibles. La religion va se mettre au service de la France coloniale en Méditerranée. Au Maroc, le général Lyautey interdit le territoire aux ordres religieux. On prend conscience qu’il allait falloir administrer ces populations « indigènes », et, de facto, l’Islam.

A l’aube des temps modernes, s’établit une longue tradition d’amitié et d’échanges entre la France et l’Empire ottoman, reposant sur des relations diverses sous le terme de « capitulations ». Jusqu’en 1830, l’Empire exerce le monopole de la visibilité de l’Islam en France. Pour désigner des musulmans, on évoque les mécréants, les infidèles ou les mahométans. Mais l’expédition de Bonaparte en Égypte en 1798 va inaugurer des rapports radicalement nouveaux avec l’Empire ottoman et les « arabes ».

Au XVIème siècle, l’Empire ottoman était devenu la première puissance en Méditerranée. Mais les nouvelles découvertes hispaniques et le contournement du Levant par le sud de l’Afrique, pour accéder aux produits orientaux jusque-là monopole des musulmans, affaiblissent le verrou levantin. Face aux Habsbourg, François 1er signe d’abord un traité de non-agression avec la Turquie, puis celui des capitulations qui garantit le statut des étrangers, donc des marchands chrétiens au Levant. Cela empiète sur les prérogatives du sultan et certains groupes communautaires deviennent les protégés de nations chrétiennes.

Par la suite, Louis XIV devient le protecteur unique des catholiques au sein de l’Empire ottoman. La guerre en Autriche va affaiblir l’Empire et entamer son déclin. C’est à ce moment que se développent à Paris la mode orientaliste et la passion de l’égyptologie mais pas toujours bienveillantes pour les Turcs et l’Islam. Le terme « arabe » est encore inusité.

Bonaparte va préparer son expédition en Égypte, car s’emparer de l’Égypte et de l’Orient, c’est aussi punir la Grande-Bretagne en guerre contre la France révolutionnaire en la frappant commercialement. Le 1er Juillet 1798, une flotte de 400 navires s’empare d’Alexandrie. Se présentant comme libérateur du joug ottoman, il gagne la bataille des Pyramides le 21 Juillet 1798, mais les dignitaires musulmans appellent la foule à la révolte contre les infidèles. La répression tourne au massacre. Par ailleurs, les Anglais parviennent à anéantir la flotte française à Aboukir. Néanmoins, Bonaparte revient à Paris auréolé de prestige. Échec stratégique et militaire, l’expédition est cependant une victoire politique et surtout une réussite scientifique, une « égyptofolie ».

En Algérie, les officiers ont maintenu le clergé et les congrégations religieuses à l’écart de la conquête des « indigènes » afin de ne pas accentuer la résistance. A la fin du XIXèmesiècle, deux missionnaires catholiques sur trois sont français mais absents de l’Algérie. L’idée d’une sorte de « droit d’ingérence » des nations chrétiennes au nom de l’évangélisation se fait jour. Déjà en 1659, un texte de la papauté prônait la formation d’un clergé « indigène » et donc l’autonomie par rapport aux métropoles.

A l’aube du second âge colonial, les persécutions des missionnaires chrétiens outre-mer suscitent de nombreuses vocations, notamment parmi les femmes. Plusieurs expéditions européennes tentent en vain de s’emparer d’« Alger l’imprenable ». Suite à un différend commercial et un incident avec son consul sur place, Paris décide le blocus d’Alger en 1827, puis en Février 1830 la décision de s’emparer de la ville est prise. Il s’agit de punir Alger mais sans plan de colonisation. Les Turcs sont renvoyés et l’annexion au royaume des « établissements français dans le nord de l’Afrique » est proclamée en Juillet 1834. Cet acte inaugure une occupation restreinte, malgré l’opposition du chef arabe Abdelkader, proclamé chef du djihad.

Pour entrer en contact avec les tribus, le Capitaine Lamoricière prend la tête d’un « bureau arabe » et la reprise de la guerre en 1839 amène la décision de la conquête totale. C’est l’œuvre du général Bugeaud qui contraint Abdelkader à la reddition. En 1830, le catholicisme est réintroduit de facto par la conquête française, mais des incidents éclatent. Les bureaux arabes interdisent au clergé catholique tout contact avec les musulmans. Dans l’Algérie du sabre, la conversion des musulmans est hors de propos pour les autorités. Une politique de colonisation voit le jour, avec un contrôle des migrants et une meilleure collaboration pour la distribution des terres avec les « indigènes ». Alors que le pays connait plusieurs années de famine, liberté est donnée pour une première véritable politique missionnaire en Algérie. La conquête du pays est à lier à l’opposition d’Abdelkader et au confrérisme, mode de mobilisation communautaire. L’Islam institutionnel est à connaître avec ses trois principales figures, le Calife qui est un chef temporel à la fois politique et administratif, l’Ouléma qui est un docteur de la foi et de la loi, ou charia, et les Chorfas qui sont les descendants du Prophète et forment la noblesse religieuse de l’Islam.

En Afrique du Nord, la grande piété populaire se manifeste par le culte des saints ou marabouts. Les confréries et les zaouïas, véritables sanctuaires, sont nombreuses, anciennes et sont le lieu d’un pèlerinage, lors du moussem, fête de la confrérie.

Dans toutes les crises comme l’invasion des Turcs ou de la France en Algérie, des Mahdis se lèvent et se font proclamer chefs du djihad. Quand la France s’empare d’Alger, Abdel Kader, fils du cheikh d’une puissante confrérie, a 22 ans. Le 21 Novembre 1832, il est élu nouveau sultan avec le titre d’émir el mouminine (commandeur des croyants) puis décrète le djihad contre les Français. Un premier traité de paix est signé mais Abdel Kader commence la construction d’un embryon d’État algérien, Watan Al- Djazaïr. Il reprend les combats mais ne parvient pas à obtenir un soulèvement général ni à faire face à la puissance militaire française. Le 16 Mai 1843 le duc d’Aumale s’empare de la smala d’Abdelkader, lequel doit s’enfuir pour se réfugier au Maroc. Il tentera de reprendre les armes mais sera battu, devra se rendre et recevoir l’aman (vie sauve contre soumission). Dès la seconde moitié du XIXème siècle, Abdel Kader sera érigé en symbole par les nationalistes algériens à la veille de la guerre d’indépendance.

Au XIXème siècle, les saint-simoniens ont une influence dans l’espace colonial méditerranéen, en Égypte d’abord jusqu’en 1869, date de l’inauguration du canal de Suez, dont ils sont les concepteurs. Ils se veulent les militants d’un syncrétisme entre christianisme et Islam, doctrine qui se heurte à un « colonisme » sans partage. Indigènophiles, ils sont pour la création d’un royaume arabe et que le Coran devienne un livre purement religieux, sans action sur la législation civile. La nationalité française est accordée à tous les musulmans d’Algérie, sans toutefois construire une mosquée à Paris, ni reconnaître le culte musulman. Ces débats feront l’actualité un siècle plus tard quand il s’agira de conjuguer islam et société française.

Au Levant, la Turquie va perdre de son influence et devenir l’ « homme malade de l’Europe ». L’Empire ottoman a été la matrice religieuse du monde arabe colonial. Au milieu du XIXèmesiècle, le sultan dirige l’Empire. Il est le calife, successeur du prophète. Sa capitale est Constantinople. Le gouvernement appelé Sublime Porte se compose de vizirs entourés de hauts fonctionnaires, en majorité des chrétiens convertis ou mamelouks, dont les meilleurs sont intégrés au corps de janissaires, principal élément de l’armée. Cet empire musulman multiconfessionnel entraine une organisation administrative adaptée, les « millets ». Des réformes (tenzimat) voient difficilement le jour. Des émeutes éclatent. Exilé à Damas, l’émir algérien Abdel Kader va porter secours aux chrétiens, ce qui lui vaudra d’être fait Grand-Croix de la Légion d’Honneur par la France, et la reconnaissance du Vatican et de la Russie. Une intervention armée est décidée afin d’aider le sultan à rétablir l’ordre. Une réorganisation du pays est engagée, le Liban est doté d’une conscience nationale et Beyrouth connait un véritable boom économique.

En Algérie, sous Napoléon III, l’administration des tribus soumises est confiée à la direction des Affaires arabes. Les « indigènes » sont sujets français mais doivent au préalable renoncer à la « charia » et aux coutumes berbères pour le droit civil. Les bureaux arabes font du renseignement, élaborent une politique indigène, et l’autorité du chef de bureau est relayée par une hiérarchie d’adjoints locaux. En fait, les bureaux arabes sont « le trait d’union entre la race européenne, implantée dans le pays depuis 1830 et la race indigène qui occupait auparavant le pays et qui l’occupe encore ». Intégrés, parlant l’arabe ou le berbère, ils sont accompagnés par des médecins qui jouent un rôle fondamental pour améliorer le sort des populations et gagner leur confiance.

Ils en viennent à défendre les intérêts des indigènes contre les colons et Européens d’Algérie, souvent désireux de s’emparer des terres des tribus. Une opposition croissante s’aggrave jusqu’au Second Empire. Napoléon III renonce à la colonisation et promeut l’idée d’un « royaume arabe ». Mais, l’attribution des terres est difficile à résoudre et la chute de l’Empire va marquer la fin de la politique arabe. Le Second Empire avait établi la différence juridique entre Européens et indigènes, mais l’appartenance à la communauté musulmane est restée la plus forte.

La Kabylie a sauvé son identité grâce à l’effet du « mythe berbère ». Terre de l’oralité et de la tiédeur religieuse, la langue et la culture sont valorisées par le travail des Pères Blancs qui y créent des écoles. Les juifs algériens reçoivent la nationalité française mais la Kabylie et une partie du pays se soulèvent, entrainant une répression qui renforce les fondamentaux de l’Algérie coloniale. L’armée est écartée, le communalisme et les colons règnent en maîtres.

Au XIXème siècle, le français est la langue de la diplomatie internationale et devient de facto la langue de l’église.  L’enseignement privé est validé. Cependant, sous la IIIème République, le mouvement anticlérical tente d’éliminer les congrégations. Des écoles sont fermées et des milliers de religieux enseignants sont interdits de professer en France et un nombre important part fonder des établissements à l’étranger ou comme missionnaires. Les Jésuites, toujours très mal vus, émigrent au Caire et à Beyrouth où en 1875, ils créent la fameuse université-jésuite de Beyrouth. Les non-musulmans sont surreprésentés dans les cercles de l’élite. En Égypte, le français est devenu le « véhicule du projet civilisateur ».

Avant 1914, la plupart des élèves des écoles privées sont européens et surtout syro-libanais. En Égypte sous mandat britannique, la diplomatie française se sert du catholicisme pour renforcer la francophonie. Quant au Liban, le développement d’une conscience chrétienne et nationale sert les intérêts de la diplomatie française, préparant le mandat et la naissance du Liban.

Le 29 Septembre 1789, l’Assemblée Nationale accorde la citoyenneté active à tous les juifs d’Algérie à condition de passer au régime du code civil. En 1830, ils sont environ 16.000, servant d’intermédiaires aux Français. Le 24 Octobre 1871, les décrets Crémieux leur accordent d’office la citoyenneté française. L’exemplarité franco-algérienne est singulière en Méditerranée avec l’ascension sociale des juifs, notamment dans les professions libérales.

De 1871 à 1905, l’antijudaïsme vire à l’antisémitisme chez les Européens d’Algérie. Les pogroms et les nationalismes européens entrainent l’apparition du sionisme. Les premiers achats de terre en Palestine y provoquent la révolte arabe. Les juifs d’Algérie échappent à cette histoire. Sous le régime de Vichy ils sont renvoyés à leur indigénat. Pourtant, après 1945, ils seront assignés au camp français durant la guerre d’Algérie.

Le cardinal Lavigerie fonde les Pères Blancs puis les Sœurs Blanches. L’école est l’outil majeur de l’évangélisation mais les tribus peinent à confier leurs enfants aux missionnaires. La Kabylie est en fait une société traumatisée par la famine, la guerre et la dépossession foncière. Mais un « mythe Kabyle » est vite établi dans les élites coloniales qui fantasment sur le passé chrétien, sur la réalité et la profondeur de la pratique de l’Islam. On est bien loin du terrain. Le bilan des Pères Blancs s’avère décevant, aggravé par la concurrence scolaire républicaine et laïque.

Charles de Foucault, rompant avec l’approche classique et la spiritualité, mise désormais sur la prière et l’ascétisme, sans message évangélique. Dans les sociétés musulmanes, s’impose un christianisme par l’exemple et l’immersion.

Après la prise d’Alger en 1830, la liberté religieuse et le respect du culte musulman avaient été proclamés, nécessitant la formation de cadres de l’Islam et donc de la langue coranique. Les « habbous », biens immobiliers attribués à des fondations pieuses, sont alors rattachés au Domaine public, ce qui engage l’administration dans la gestion du culte musulman. Des contentieux apparaissent. L’institution deshabbous disparait d’Algérie. L’islam institutionnel s’effondre, notamment dans les villes, mais l’islam rural confrérique confirme sa vigueur et son importance.

A partir de 1875, tout le personnel du culte est recruté, formé et salarié par l’État colonial. Les manifestations festives et rituelles de l’Islam sont soumises au système de l’autorisation préalable. Les confréries sont les premières cibles de la politique coloniale.  Elles inquiètent. Cependant, le refuge dans la religion s’opère malgré la surveillance coloniale.

En 1881, le gouvernement de Jules Ferry institue le protectorat de la Tunisie, cette « colonie de fonctionnaires » qui devient un terrain d’expériences républicaines au service du « messianisme » français. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école. Une restructuration de l’administration française sous l’autorité du bey s’impose. Les principes scolaires définis par Ferry sont mis en œuvre dans les écoles coraniques, médersas, habbous, écoles privées et congrégations. Une école publique franco-arabe est créée. Les francs-maçons sont aux avant-postes de la reprise de l’expansion coloniale. Pour faire contrepoids à l’enseignement congréganiste, il est décidé de fonder une « mission laïque » destinée à mener les populations locales à se perfectionner elles-mêmes, et non d’aller contre leur nature en les assimilant. La laïcité devient un mode de vie de certains notables proches du gouvernement général, sorte de « quatrième » religion pour les musulmans. La diffusion de la langue française et les institutions créées à cette fin préfigurent la francophonie.  

En France, la loi du 9 Décembre 1905 marque la séparation millénaire du Trône et de l’Autel. Les biens de l’église construits avant 1905 seront finalement gérés par l’État et en 1914, toutes les congrégations seront autorisées à rentrer en France. En Algérie, un dispositif d’exception sera instauré visant à conserver le contrôle administratif et politique relatif aux cultes. Cette situation réaffirme l’indépendance du culte musulman à l’égard de l’État. Les clercs musulmans dépendent donc de l’autorité coloniale mais cette situation les décrédibilise vis-à-vis de la population.

La demande indigène de séparation du culte islamique et de l’État Colonial devient une des premières revendications du nationalisme algérien naissant. Une association des oulémas, d’obédience réformiste, dénonce les « fonctionnaires » de l’islam et demande la récupération des biens « habbous » ainsi que la création d’un Islam libre autofinancé par les familles. Mais les autorités métropolitaines rappellent que la loi de 1905 est en vigueur en Algérie. Les populations se réfugient alors dans l’Islam populaire et l’intégration du mouvement des oulémas au nationalisme s’inscrit dans une logique d’hostilité à l’Etat colonial.

Depuis l’effondrement de l’Empire ottoman, la tutelle du sultan d’Istanbul symbolise le lien qui unit les musulmans d’Afrique du Nord à la communauté mondiale des croyants. En l’absence des Turcs, l’idée d’un soulèvement contre le pouvoir colonial est écartée. La fin du califat décrété par Ataturc est une tragédie pour les sunnites. Une partie des Algériens reste tournée vers le sultan calife du Maroc qui s’impose peu à peu à la tête du camp nationaliste. Son discours indépendantiste de Tanger en 1947 et son expulsion du pays le 20 Août 1953 font de lui une figure tutélaire de l’Islam en Afrique du Nord et marquent l’entrée des Algériens dans la guerre d’indépendance. En Algérie coloniale, les confréries sont la principale force de résistance. Les Français se mettent à les choyer, espérant qu’elles pourront contenir le terrorisme du FLN et le salafisme. Face à l’installation des Français, les ulémas émettent des fatwas incitant à l’exil et les autorités militaires redoutent des départs massifs. Une autre Algérie communautaire vit en parallèle à la société coloniale. En sortant de l’isolement tribal, c’est dans les usines et les champs de bataille que les Algériens ont la révélation de leur pays et la clé du nationalisme politique. La persistance de pratiques ésotériques et hétérodoxes héritées de temps immémoriaux, les croyances populaires aident les populations à supporter les malheurs du temps. Le soufisme est le refuge qui permet aux Algériens de préserver leur identité.

Le panislamisme disparait avec la Grande Guerre pour être progressivement remplacé par le salafisme fondé sur le retour aux textes fondateurs. Entre 1908 et 1914, un bouillonnement intellectuel et nationaliste est à l’œuvre en grande Syrie. Une révolte arabe aidée par la France et l’Angleterre se terminera par la prise de Damas. Elle est conduite par le chérif de La Mecque à qui les Anglais ont promis un État arabe unifié. En 1914, quand les Ottomans s’allient aux puissances centrales, l’Égypte devient « protectorat » britannique. Cette situation permet aux oulémas une liberté d’interprétation du Coran et de la loi.

Le salafisme est inventé et un islam sunnite régénéré, engagé sur la voie d’une politisation, s’épanouit au XXème siècle. Il entend rouvrir la porte de l’ijtihad et rejette la tradition pour revenir à l’interprétation libre de la révélation coranique. Après 1908, un débat oppose mouvements réformateurs et de renouveau au sujet du califat qui doit revenir aux Arabes. Les pouvoirs coloniaux mesurent mal les conséquences de ce mouvement idéologique qui joue contre eux. En Afrique du Nord, les mouvements salafistes prennent l’ascendant et l’Égypte voit la naissance des frères musulmans, une association politique qui franchit un nouveau pas dans la politisation de l’Islam.

L’expulsion des congrégations enseignantes françaises a été sans incidences en Afrique du Nord. En Égypte et au Levant, elles deviennent un outil de structuration des nouvelles élites, mais se heurtent aux écoles gouvernementales visant la formation de leurs propres élites nationalistes arabes pour relever la colonisation.

Le 25 Avril 1920, la SDN attribue aux Français un mandat sur la Syrie. Accueillis en libérateurs par les maronites au Liban, ils rencontrent une forte résistance en Syrie qui est néanmoins défaite. Le pays est réorganisé en territoires communautaires et l’État du Grand Liban est proclamé, doté d’une constitution qui reconnait les nombreuses communautés religieuses.

En 1926, le français et l’arabe sont langues officielles du Liban. En Syrie, les élites, en majorité sunnites, maitrisent le français appris à l’école. En Égypte, l’élite est véritablement francophone.

L’enseignement religieux catholique et les écoles de l’Alliance française demeurent performants. Une forme de « laïcité », en réalité de pluri-confessionnalisme, se met en place au début du siècle dans les écoles missionnaires.

En 1920, la France victorieuse redessine avec la Grande-Bretagne la carte et les frontières des empires déchus. Mais la concurrence anglo-saxonne reste très vive et l’influence française est en sursis avec l’apparition de nouveaux arrivants comme les Américains, les Italiens, et la propagande Allemande en 1935 qui se solidarise avec le nationalisme arabe contre le colonialisme franco-britannique. La protection des minorités n’est plus liée à la religion mais à la nationalité.

Le panislamisme et le salafisme sont peu favorables aux juifs. Le sionisme ne domine nulle part avant la naissance d’Israël en 1948. Les juifs marocains sont les plus nombreux au sud de la Méditerranée, sous protection directe du sultan. La majorité vit recluse dans les mellahs (quartiers réservés). En Algérie, la République, le judaïsme français, l’école et l’armée en ont fait des Français. En Tunisie, les juifs assimilent la culture franco-internationale avec l’émergence d’une intelligentsia francophone et l’apparition d’une bourgeoisie libérale se manifestant sur les plans culturels, voire politique. En Égypte, le socialisme puis le communisme offrent aux militants une alternative qui concilie nationalisme anticolonial et anti-impérialisme. Les juifs sont scolarisés dans les écoles françaises. Dans les années 1930, leur scolarisation décline. Ce groupe minoritaire envisage-t-il son départ ? L’acculturation des juifs méditerranéens se double d’une désaffiliation culturelle judéo-arabe les plaçant dans une dynamique d’émancipation et de choix cruciaux parmi lesquels le nationalisme juif ou sionisme.

Depuis le XIXème siècle, le Maroc est appelé à « rejoindre » le bloc français nord-africain. Pour éviter les erreurs désastreuses d’Algérie, le général Lyautey veut réformer le pays et renforcer son appareil d’État où la dynastie alaouite règne sur le « royaume de Fès » depuis 1666. Le sultan est khalife, chérif, descendant biologique du Prophète, ce qui lui confère charisme et baraka, imam suprême pour guider la prière, émir, prince de guerre et commandeur des croyants. L’Islam chérifien a donné naissance à deux tribus berbères, les Almoravides et les Almohades qui unifient l’Afrique du Nord et l’Andalousie au XIIème siècle. Il relève de l’école juridique malékite qui instaure révérence et soumission au pouvoir califal. Les confréries, le culte des saints ou maraboutisme abondent dans tout le pays et se manifestent par des pratiques ou rites particuliers.

Lyautey installe le protectorat et occupe le « Maroc utile ». Par le traité de 1912, il sauvegarde le respect et le prestige du sultan et celui des institutions religieuses afin de désamorcer les frondes. Il garantit les habbous qui financent l’islam traditionnel. Face à des dissidences, Lyautey affirme sa marque dans tous les domaines et tout particulièrement dans la gestion de l’Islam. La résidence générale chapeaute une double administration centrale, l’une chérifienne laissée à la charge du sultan et l’autre néo-chérifienne aux mains d’ingénieurs français. La direction des Affaires Indigènes complète le dispositif institutionnel. La conquête du pays au nom du sultan dure deux décennies avec la violente guerre du Rif. L’œuvre de Lyautey se poursuit suivant sa philosophie mais la marge de manœuvre concédée aux confréries ne doit pas masquer la lente diffusion du salafisme.

Dès les années 1830, l’armée d’Afrique est l’une des composantes de l’armée française. En 1914-1918, à côté des combattants, des travailleurs coloniaux sont envoyés aux usines et aux champs, matérialisant pour la première fois la question coloniale. La construction de la mosquée de Paris en 1926 constituera l’acte fondateur de l’islam en métropole. L’armée d’Afrique est composée sur la base de l’engagement volontaire et le recrutement ne s’est jamais tari. Mixte de troupes « indigènes » et européennes, elle intervient sur tous les champs de bataille. Les « tirailleurs algériens » combattent vaillamment, par loyauté et fidélité à leurs officiers, avec un grand sens de l’honneur, et obtiennent de remarquables citations. La propagande allemande tente, en vain, d’obtenir un soulèvement indigène en Algérie car les traditions religieuses sont respectées au sein des troupes coloniales soumises à un ordre égalitaire à côté des Européens.

La construction d’une mosquée à Paris se précise sous l’action du journaliste Paul Bourdarie qui donne à ce projet une dimension géopolitique pour la France qui doit conserver « son rôle de puissance musulmane arabe ». Le 16 Juillet 1926, le maréchal Lyautey l’inaugure en présence du souverain marocain. L’hôpital franco-musulman Avicenne est inauguré en 1927 à Bobigny.

Au Levant, la capitulation turque entraine une recomposition territoriale entre Français et Britanniques. Le 1èr Septembre 1920, le Liban est indépendant. La Syrie est vaincue et le rêve unitaire arabe enterré. Accueillie en libératrice par les maronites du Liban en 1919, l’armée française ne l’est pas à Damas. Les négociations permettent d’aboutir le 23 Mai 1926 à la première constitution de la République libanaise qui communautarise la vie politique et les institutions.

En Syrie, les nationalistes réclament une république parlementaire englobant « tous les territoires détachés de l’Empire ottoman » mais la protection mandataire va se heurter au droit des individus ou aux droits des communautés qui sont différents. Au Liban, toute confession est devenue minorité, y compris celles liées à la charia. En Syrie, où les sunnites sont majoritaires, la France doit faire face à une révolte dans le Djebel druze sur des mots d’ordre d’indépendance et d’unité syrienne. Une nouvelle force voit le jour, le Parti socialiste arabe ou Baâth, fondé le 7 Avril 1947.

Avec la chute de l’Empire ottoman, l’Islam historique est attaqué. Les réformistes se rapprochent des nationalistes arabes au Levant puis en Afrique du Nord. Un Islam de masse remet en cause la direction de l’Islam sunnite, jugeant que chaque musulman a la libre interprétation de la parole coranique. Les Frères musulmans s’organisent en parti de masse.

A la mort du Prophète, aucune consigne successorale n’ayant été prévue, ses compagnons appelés salaf se querellent sur le choix du successeur, le calife. L’ouma et le califat n’ont jamais été unifiés depuis les premiers temps de l’Islam, mais la fiction califale reste intacte au début du XXème siècle. La révolution de Mustafa Kemal va remplacer le califat ottoman par un régime où la laïcité devient doctrine de l’Etat. La Turquie se rapproche des puissances européennes.

Le désarroi des arabes sunnites conforte le wahhabisme saoudien et leur chef Abdelaziz, dit « Ibn Saoud » fonde le royaume d’Arabie saoudite en 1932. Mais les dynasties arabes méprisent les bédouins Saoud et la secte wahhabite en particulier. Les Britanniques ne perçoivent pas le danger politique et religieux de ce pays sous-peuplé et démuni. Le Président Roosevelt et le roi Abdelaziz concluent le pacte de Quincy qui repose sur la protection militaire des Saoud contre un libre accès au pétrole d’Arabie.

Le discrédit du califat déchu touche les oulémas qui ont toujours validé l’élection du calife. Al Azhar, qui forme les oulémas, perd de son prestige. Concurrencée par les écoles étrangères, elle doit se moderniser. L’université d’État créée en 1925 déstabilise encore davantage les oulémas et l’association des Frères musulmans offre une stratégie de réarmement moral et politique. Son chef, en lutte contre « l’emprise laïque occidentale et l’imitation aveugle du modèle européen », présente son mouvement comme une association de bienfaisance à fort engagement politique. Elle mise sur l’engagement de petites communautés de base (cellules) structurées en un véritable parti politique. En 1943, la confrérie compte deux cent mille militants.

Dans les années 1930, la politique coloniale britannique attise les tensions au Moyen-Orient, en Égypte d’abord puis en Palestine hostile à l’immigration juive. Elle enflamme le Proche-Orient et accélère la réunion du nationalisme arabe, de la cause palestinienne et de l’islam politique.

Le salafisme, le nationalisme arabe, l’idéologie des Frères musulmans sont entrés en fusion.

1930 représente l’apogée de la pax gallica qui règne sur une grande partie de l’Afrique, un vaste domaine océanique et en Indochine. Toutefois, la France, saignée démographiquement par la guerre, entre dans une « décadence » diplomatique et politique. Pour conjurer les périls, elle s’engage dans des actions inconséquentes. En 1930, l’Algérie française commémore son centenaire et les mille cinq cents ans de la mort de saint Augustin. A Tunis a lieu le congrès eucharistique de Carthage, puis le protectorat marocain fait signer au sultan un dahir dit « Berbère », vite accusé de soustraire les Berbères marocains à l’Islam. Ces événements sont perçus comme une offensive française et catholique contre l’Islam qui nourrit un vigoureux désir de reconquête identitaire chez certains lettrés. Les nationalistes dénoncent la « politique berbère » et la campagne d’opinion entraine des manifestations.

A l’étranger, la France est accusée de vouloir désislamiser le Maroc. Le nationalisme marocain est né et entraine même le sultan. La résidence dénonce l’irresponsabilité de l’Église qui a donné une occasion en or aux nationalistes.

Le congrès de Carthage est d’emblée perçu comme une provocation par certains Tunisiens qui dénoncent la collusion de l’église avec le régime colonial. Ces événements donnent un coup de fouet aux trois nationalismes d’Afrique du Nord et de nouvelles organisations apparaissent, comme le Comité d’action marocaine ou le Néo-Destour en 1934, en Tunisie.

Au Maroc, avec le dahir berbère, la résistance au protectorat s’est ancrée dans les villes dont les élites sont gagnées au salafisme. Enhardi par les événements internationaux et la dynamique de l’Istiqlal, le sultan devient un obstacle aux yeux de la résidence qui va mobiliser les féodaux militaires et religieux « loyaux » pour le déposer. Mais leur autorité est minée par l’alliance baroque entre le sultan, les notables urbains, les salafistes et les nationalistes. Les bourgeois musulmans, légitimés par le salafisme, préparent leur avènement à la tête des États indépendants. En Afrique du Nord, des oulémas salafistes s’emparent des universités islamiques qui vont dominer le paysage intellectuel arabophone urbain, entamant leur expansion en Algérie.

Grâce au prestige de la Zitouna, Tunis devient la plaque tournante de la formation des salafistes en Afrique du Nord.

Au Maroc, Allal el Fassi devient le chef moral des Jeunes nationalistes, entraine le sultan et s’impose à la tête de l’Istiqlal.

En Algérie, les oulémas ont un mot d’ordre efficace : « L’Islam est ma religion, l’arabe est ma langue et l’Algérie est mon pays ».

En trente ans, le salafisme s’empare des appareils politiques nationalistes d’Afrique du Nord. Au tournant des années 1930, l’Église catholique prend conscience de l’échec de la mission auprès des musulmans, de la pente déclinante du monde colonial et de la nécessité de dissocier colonialisme et catholicisme. Il faut redéfinir l’attitude à adopter envers l’Islam et les musulmans. Après Charles de Foucauld, les intellectuels catholiques préparent le temps du dialogue d’après Vatican II (1962-1965).

Au début, en Algérie, les autorités peinent à faire venir prêtres et religieux. Le catholicisme est fortement communautarisé mais les pratiques religieuses sont variables. La construction de cathédrales est un signe de l’appropriation de l’espace public.

Charles de Foucault se rend au Sahara à Tamanrasset, opte pour l’érémitisme et l’exemplarité. Il vit avec les Touaregs et vient en aide aux populations rencontrées. Il étudie leur culture, traduit l’Évangile dans la langue berbère et publie le premier dictionnaire franco-touareg. Le 1 er Décembre 1916, il est assassiné. Très vite considéré comme un saint, il est vénéré en France. Plusieurs de ses disciples, notamment au Maroc, partagent la vie des « indigènes » et comprennent peu à peu que le colonialisme a vécu.

Quand le Maroc a levé l’interdit sur les ordres religieux dans les années 1930, les Pères Blancs ont jugé le prosélytisme dépassé. Une réorientation de la mission des congrégations en Afrique du Nord est engagée. Avec la légitimité des indépendances, un tournant inéluctable est pris. On peut se demander si l’Église n’est pas aux avant-postes de l’islamologie qui implique l’action d’un certain nombre d’intellectuels dont Louis Massignon, François Mauriac et quelques ecclésiastiques dont Monseigneur Lefèvre. Nommé évêque au Maroc en 1947, il va se désolidariser de la politique coloniale après l’exil du sultan.

Massignon avait perçu la naissance de cette jeunesse des pays musulmans, un an avant Suez, en ce début de « guerre d’Algérie ».

1930 a été un tournant historique. Après l’âge de la mission de conversion, sonne l’heure du catholicisme d’immersion, consacré au témoignage et au dialogue.

L’Église catholique prépare la décolonisation. Au Maghreb, elle est en avance sur l’État colonial.

A la veille de Noël 1956, le Premier ministre du Maroc tout juste indépendant déclare à la radio que le peuple marocain est heureux de s’associer à l’allégresse des nations chrétiennes pour célébrer les fêtes de la Nativité et que soit assurée sur terre, la paix aux hommes de bonne volonté.

                                                                                                                      Un hommage rare.

    Puisse la lecture de ce livre donner un peu de sens et de profondeur historique aux événements qui se télescopent dans cet univers où la « sainte ignorance » règne en maître.