Algérie 1914-1962 : de la Grande Guerre à l'indépendance

Recension rédigée par Frédéric Turpin


Avec Algérie, 1914-1962. De la Grande guerre à l’indépendance, Jacques Frémeaux fait paraître le second tome de son histoire de l’Algérie française, après Algérie 1830-1914. Naissance et destin d’une colonie (Desclée de Brouwer) en 2019. Natif d’Alger et professeur émérite à l’Université Paris-Sorbonne, ce spécialiste reconnu du Maghreb entend écrire une histoire qui ne se confonde pas avec les récits mémoriels, le plus souvent passionnels de part et d’autre de la Méditerranée. Le lecteur qui attend un pamphlet accusateur en sera pour ses frais. Nulle place à la ritournelle de la repentance, pas plus qu’à celle de la mélancolie des occasions perdues sur fond de regret de l’empire perdu. Jacques Frémeaux use de la précision du chirurgien pour disséquer et déterminer ce qui, dans cette histoire, appartient aux hommes et à leurs erreurs et non aux décisions d’une « main invisible » ou de la déesse Tyché.

Dans un style sobre et bien ciselé, Jacques Frémeaux dresse le portrait de l’Algérie française du premier traumatisme de la Grande guerre à celui de la guerre d’indépendance, en passant par la Seconde guerre mondiale. Suivant un plan chronologique, dix chapitres scandent cette réflexion, fruit de plus de cinquante ans de recherche et de travaux. Même si six chapitres sur dix sont consacrés à la guerre d’Algérie (1954-1962), l’auteur place la focale sur l’analyse des relations entre Français et Algériens sur un temps long puisque plus de la moitié de l’ouvrage traite d’avant la « Toussaint rouge ».

La thèse de Jacques Frémeaux tient dans le fait que la France n’a pas réussi à « gouverner une population en augmentation exponentielle » dont les repères traditionnels se défaisaient. Alors que les IVe et Ve République créent les cadres nécessaires au formidable développement économique que sont les Trente glorieuses en France métropolitaine et à un nouveau contrat social, elles échouent en Algérie. La faible légitimité politique dont la France disposait auprès des Algériens, celle « arrachée par la conquête », s’est un peu plus délitée avec la guerre d’indépendance. Les nationalistes algériens ont su capter cette légitimité et l’ont, après l’indépendance, instrumentalisée pour justifier leur maintien au pouvoir jusqu’à nos jours.

Les différents chapitres montrent l’aveuglement et/ou l’indifférence des Français d’Algérie et de nombre de dirigeants métropolitains qui n’ont pas su faire évoluer les formes de la présence française, à la suite de la Première guerre mondiale et durant l’entre-deux-guerres. L’auteur souligne combien les manifestations du centenaire de l’Algérie française de 1930 contribuent surtout à figer les situations alors que la croissance démographique déjà exponentielle des « indigènes » (taux de fécondité de 7 enfants par femme) produit des effets extrêmement destructurants : paupérisation accélérée de la grande masse des fellah (Germaine Tillion parle, dès les années 1930, de « clochardisation ») et fort exode rural, cadres traditionnels de plus en plus déconnectés et développement d’une classe moyenne peu favorable au statu quo colonial.

La « faiblesse des réponses » de l’État français pour « amorcer une sortie, même très timide, d’un système colonial élaboré entre 1870 et 1900 » constitue, dès cette période décisive, ainsi que par la suite, une constante : trop peu et le plus souvent trop tard pour pouvoir espérer bâtir une autre Algérie française qui souffre d’un grave sous-développement. La réponse politique (projet Viollette de 1936 et Statut de 1947) ne fut pas plus à la hauteur des profonds bouleversements de la société algérienne qu’exploitent les différents courants nationalistes. L’analyse des courants nationalistes algériens, qui portent la revendication de plus en plus radicale de l’indépendance, souligne d’ailleurs bien l’importance de la dimension religieuse, « cette fonction de l’Islam », qui a été longtemps minorée par nombre de contemporains européens, au profit des aspects révolutionnaires et socialisants.

Sur la fin de la période traitée, Jacques Frémeaux aurait peut-être pu mieux relier la politique algérienne du général de Gaulle avec sa politique de puissance, en particulier dans sa dimension ultramarine (politique de Grandeur et Communauté franco-africaine). Cela aurait permis d’expliciter plus précisément les projets gaulliens quant au devenir de l’Algérie, même si l’historien doit toujours faire la part de la reconstruction opérée par le Général lui-même qui tend à une vision rationalisée a posteriori. De ce point de vue, le journal et les notes de Louis Terrenoire prises en conseil des ministres, publiées en 2018, sous le titre De Gaulle en conseil des ministres (février 1960-avril 1962), auraient pu compléter utilement les démonstrations de Jacques Frémeaux. 

Cet ouvrage de référence montre, au-delà des réécritures partisanes, que le divorce extrêmement brutal de 1962 – dont la France et l’Algérie ne sont jamais vraiment sortis – n’était pas écrit d’avance. Ce n’est pas une tragédie grecque mais un drame qui doit beaucoup à l’aveuglement et aux erreurs des hommes (dirigeants ou non) de part et d’autre de la Méditerranée et ce tout au long de la période considérée.

L’Histoire est bien aussi affaire d’hommes et pas seulement de causes structurelles qui s’imposeraient à eux, ce qu’illustre parfaitement Algérie 1914-1962.