Cahiers de mémoire, Kigali, 2014. Cahiers de mémoire, Kigali, 2019

Recension rédigée par Jean Nemo


On traitera ensemble de ces deux ouvrages à multiples voix, car leur directrice a de bonnes raisons pour les publier, à deux ans d’intervalle. Notamment journaliste, elle est en effet la fondatrice, en 2004, de l’ONG « Rwanda Avenir » et ces ouvrages constituent l’essentiel de sa bibliographie, outre un récit de voyage, « Rwanda, l’art de se reconstruire », paru en 2015. Elle intervient souvent dans des colloques ou séminaires pour traiter du Rwanda mais aussi des conditions de la violence en général ou de celle faite aux femmes. Bref, le profil du militantisme, soit dit de façon très positive.

Le premier des deux ouvrages est postfacé par Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO, une rédaction rude, dénonçant le génocide et appelant à ne pas en perdre la mémoire pour assurer à nos enfants que cela ne se reproduise plus.

Les deux ouvrages, comme le laissent supposer leurs titres, réunissent des témoignages de survivants, provoqués à l’occasion d’un « atelier de mémoire » créé pour le vingtième anniversaire du génocide, une bonne quinzaine dans le premier des ouvrages, une vingtaine pour le second. Les deux comprennent quelques illustrations, le plus souvent des portraits de ces témoins. Sauf erreur, ceux-ci sont tous des Tutsis, ayant parfois des parentés hutues.

Il convient de laisser la parole à ceux-ci, résumer leurs nombreux témoignages n’aurait guère de sens. Histoires de familles, de personnes, la parole libre est une parole non enfermée dans un cadre préalablement établi. De ce point de vue, le lecteur prendra connaissance d’une même tragédie mais rapportée via la personnalité de chacun.

Pour ceux qui ont entendu les premiers témoignages d’Européens évacués à la hâte, à la descente de leurs avions, tel est le cas du rédacteur de la présente note de lecture, les récits de ce qu’ils avaient pu entr’apercevoir des ambassades ou consulats où ils s’étaient réfugiés sur le chemin de l’aéroport étaient glaçants. Ce rédacteur, en déplacement privé à Saint-Louis du Sénégal, informé par l’ambassade de France de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana avait immédiatement interrompu son tourisme sénégalais, convaincu de l’imminence de troubles et de massacres.

Le même rédacteur se souvient d’un pays relativement proche du Rwanda. Les femmes d’expatriés, coopérants ou membres d’organisations internationales, avaient souvent suivi leurs conjoints sans pour autant y obtenir un emploi permanent, elles étaient cependant et souvent fort actives, hors piscine, dans le domaine associatif (enfants des rues, ONG humanitaires etc.). Parmi elles, l’épouse tutsi d’un secrétaire d’ambassade occidentale, véritable boute-en-train et fort bavarde, toujours avec un humour accompagné d’un grand rire. Ce même rédacteur se souvient (c’était en 1984) l’avoir vue une seule fois perdre humour et sang-froid. Répondant à l’une de ses interlocutrices européennes qui, fort maladroitement, l’interrogeait sur la situation dans son pays et dans le Burundi voisin, elle répondit « Le jour où ça pétera, il ne fera bon pour personne d’être là ». On ne garantira point le mot-à-mot mais bien le sens de la dramatique réplique.

Que l’on s’interroge sur le nombre exact de morts, le rôle des uns et des autres, Interhamwe, France, Belgique, organisations multilatérales, nul ne peut ni ne doit contester l’horreur des massacres de 1994, ni leur « planification », ni « Radio Télévision Libre des Mille Collines ». Rien de cela ne peut justifier le déni, encore moins le « révisionnisme ». En ce sens, les témoignages rassemblés par Florence Prudhomme seront des illustrations dramatiques pour le lecteur des abominations des événements.

L’histoire du génocide est suffisamment connue et documentée, voire controversée, pour ne pas y revenir ici. Le rôle de la France dans ce drame est également controversé, c’est le moins que l’on puisse dire, dans les années précédentes et en 1994.

Les remarques ou commentaires qui suivent ne sauraient donc détourner le lecteur de la lecture de ces témoignages. Ils ont pour seul objet de replacer, sommairement, dans leur cadre historique général, cette abomination.

Il est délicat de traiter de la question du « génocide des Tutsis au Rwanda», tant il est établi qu’il y eut des massacres abominables, majoritairement de personnes, de villages entiers, de paroisses. Dont les Tutsis furent les principales victimes, plus une minorité de Hutus. Et dont les chiffres varient, le plus communément admis étant de l’ordre de huit-cent-mille, ici, dans les ouvrages sous revue, porté à un million.

D’autant plus délicat que toutes les organisations internationales compétentes, les tribunaux internationaux en ont clairement établi la réalité juridique. Nuancer de telles reconnaissances pourrait être une œuvre de « négationniste ou de négationnisme » dont on sait, pour d’autres événements génocidaires qu’elle est, le plus souvent, le fait de personnes ou d’organisations mal intentionnées ou partisanes.

Cependant, pour qui a eu à connaître relativement à fond l’histoire de l’Afrique centrale et de l’accession des divers pays qui l’occupent aux indépendances au début des années 1960, pour qui a eu de bonnes raisons (pour alimenter un premier rapport parlementaire) de rassembler une documentation considérable (française mais aussi belge et internationale), il est difficile d’oublier qu’il y avait, fin 1993-début 1994, un camp de réfugiés, de quelques dizaines de milliers d’occupants aux portes de Kigali. Lesquels avaient fui les troupes FPR, anglophones, de Kagamé qui, lors de leur avancée dans le nord du pays, avaient systématiquement massacré les bourgmestres, les maîtres d’école, voire des ecclésiastiques, bon nombre de notables locaux, bref semé la terreur chez les gens « instruits » et par conséquent francophones. Sans pour autant, il est vrai, pouvoir à ce stade être accusés de génocide. Mais de crimes de guerre, oui.

S’il reste incontestable que les massacres de 1994 au Rwanda furent exécutés dans des conditions de cruauté pilotée, ce n’est pas les contredire, encore moins les excuser, que les resituer dans l’histoire récente de l’Afrique centrale dont on vient d’esquisser une ébauche sanglante.

L’anthropologie récente reconnaissait deux « ethnies » parlant la même langue, le kiniarwanda, parlé par des « tutsi » devenus agriculteurs, parents par mariage de « hutu ». Mais elle reconnaissait également une quête identitaire qui dressait potentiellement l’une contre l’autre « l’ethnie tutsi » et « l’ethnie hutu », à la fois sur une base ancienne de modes de vie et sur une base plus récente de domination politique et sociologique de « l’ethnie tutsi » sur « l’ethnie hutu ».

Par aveuglement, les deux puissances coloniales (allemande, puis sous mandat belge), ont « inventé » deux ethnies selon une croyance raciste, les dominants de leur temps, généralement mieux nourris et économiquement plus riches, appartenaient à une « race supérieure », tandis que les classes populaires de paysans et d’artisans, généralement moins favorisés, appartenaient à une « race inférieure ». D’où, comme chez d’autres colonisateurs européens, la confirmation qu’il fallait s’appuyer dans l’administration coloniale sur la « race supérieure », renforçant ainsi sa « supériorité ». D’où des hypothèses sans grand fondement sur l’origine de Tutsi venus d’ailleurs et ayant soumis les Hutu « ethnie locale et plus négroïde ». Lesquelles ne permettaient pas de comprendre si la langue kiniarwanda était importée par les Tutsi ou si ceux-ci l’avaient adopté sur place. Approximations colonialistes et anthropologiques…

Il est bon de rappeler qu’au moment des indépendances (soit 1962), ou plus tard, le Rwanda avait déjà connu des massacres de Tutsi (1963), en représailles d’attaques tutsies venues de l’extérieur. En 1972, au Burundi voisin, eurent lieu des massacres de dizaines de milliers de Hutu. Puis de nouveau en 1993.

Cette rapide esquisse ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Elle avait seulement pour objet de rappeler, très ou trop sommairement, dans quel contexte historique ancien et plus récent se situait le génocide dont les ouvrages sous revue apportent des témoignages.