Les Chinois dans la Grande Guerre, des bras au service de la France

Recension rédigée par Jean Nemo


Comme il a été dit par ailleurs (voir la note de lecture relative à « La Chine et la Grande Guerre », de Li Ma), jusqu’à une très récente date, si les troupes coloniales, voire les travailleurs «coloniaux » pendant les deux guerres mondiales avaient fait depuis le début du présent siècle l’objet de nombre d’ouvrages, il n’en était pas de même pour les travailleurs chinois, restés dans l’ombre jusqu’à ce que le très officiel GIP intitulé «Mission du centenaire » incite les chercheurs à se pencher sur leurs conditions d’embauche, de travail et d’éventuelle insertion.

Ceci explique la rareté jusqu’à ces séries de commémorations des écrits à leur sujet. L’ouvrage sous revue comble en partie cette lacune, comme quelques rares autres, tel celui de Li Ma mentionné ci-dessus.

De façon très vivante, l’introduction à cet ouvrage par ailleurs « savant » s’intéresse à un nommé Lu Houcheng, nommé en 1988 chevalier de la Légion d’Honneur au soir de sa longue vie. Soit peu de temps avant sa mort à quatre-vingt-seize ans, en 1990. Il arriva en France en 1916, parmi les nombreux travailleurs chinois venus pour travailler d’abord dans une usine de fabrique d’obus à Bourges, ou à ramasser des douilles du côté de Roanne, enfin s’installant à son compte comme petit artisan. Il n’est jamais retourné dans son pays natal. « La vie de Lu Houcheng relève d’une trajectoire exceptionnelle au moins à deux titres : il appartient aux 140 000 Chinois venus travailler en France pendant la Première Guerre mondiale, mais il fait aussi partie de la petite minorité d’entre eux – 2000 environ selon les chiffres habituellement admis – qui y sont restés. ».

Les deux auteurs sont respectivement : pour Laurent Dornel docteur en histoire (2001), maître de conférences à l’université de Pau, organisateur de, ou participant à de nombreux colloques, spécialisé (selon sa bibliographie) dans l’étude des diverses formes de xénophobie en France (objet de sa thèse en 2001) ; pour Céline Régnard (toujours selon sa bibliographie), maître de conférence à l’université Aix-Marseille, les différentes formes d’immigration dans la région de Marseille.

L’ouvrage ne concerne que les travailleurs chinois localisés en France, recrutés par les Britanniques et les Français, environ 140 000. Ils représentent une forme nouvelle d’immigration, à distinguer des formes anciennes « d’exportations » de coolies.

Les réactions politiques et syndicales à cet afflux de main-d’œuvre, telles que rapportées par les auteurs, ne manquent pas de rappeler que cet afflux de travailleurs chinois ne fut pas, à l’époque, tout-à-fait bienvenu, encore que les appréciations positives ne manquent pas. D’une part, « considérés comme une main-d’œuvre médiocre », « peu qualifiée, illettrée et sélectionnée pour leur vigueur physique… ». D’autre part, « Le Chinois du Nord est souple, intelligent, patient, minutieux, adroit et résistant… » (cité d’une instruction officielle de 1916).

Ces appréciations contrastées dénotent des conditions d’emploi difficiles et divergentes selon la région d’implantation et les conditions générales de vie en période de guerre.

L’ouvrage rappelle comment le gouvernement chinois de l’époque, faible et ne contrôlant qu’une partie de son immense territoire, d’autre part soucieux de conserver une neutralité officielle, reçoit une « mission Truptil », accompagnée de deux médecins, laquelle traite avec une « société intermédiaire ». Le rôle de Victor Segalen dans cette mission est souligné, en raison de son excellente connaissance à la fois de la langue chinoise et du pays, rôle de recruteur qu’il n’apprécie guère.

La main-d’œuvre recrutée est majoritairement originaire de provinces orientales, elle fait l’objet de sévères examens médicaux, elle est pour l’essentiel jeune, pauvre et illettrée. Fait nouveau, ils travaillent sous contrat dont les termes sont largement diffusés dans la presse locale, ils sont donc volontaires, « ils ne sont pas militarisés, contrairement à une grande partie de la main-d’œuvre coloniale ».

Les conditions d’expatriation sont très délicates, elles se font évidemment par mer, selon des méthodes largement improvisées. Plusieurs centaines de travailleurs chinois sont d’ailleurs victimes du torpillage par un sous-marin allemand de leur navire. Les informations sur cette navigation difficiles manquent dans les archives disponibles, selon les deux auteurs.

De même, il faut d’autant plus rechercher des archives manquantes qu’un oubli plus ou moins volontaire a été observé jusque dans les années 2000 sur cette forme d’immigration tout-à-fait originale, oubli d’autant plus surprenant que tant du côté français que britannique, les tentatives de maintenir en France ou en Europe cette main-d’œuvre n’ont pas été rares.

Dans leur conclusion, les auteurs soulignent que cette immigration constitue « une indéniable innovation ». Elle contribue, tout comme les autres « immigrations coloniales » et aux troupes lointaines venues combattre les Allemands sur notre territoire, à modifier le regard des Français sur le reste du monde. Mais il est probable que les récits chez eux, après leur retour, ont été plutôt rares et en tout cas inaccessibles.

De cette immigration ignorée de beaucoup, parce qu’ancienne et longtemps occultée, aux caractères si particuliers, il est ici rendu compte pour autant que cela puisse se faire. En l’absence de toute référence, sauf allusivement, aux travailleurs chinois recrutés par l’empire tsariste.

Il est difficile d’apprécier jusqu’à quel point le sujet est traité, tant les auteurs prennent des précautions, à juste titre dans un tel « travail de mémoire ».

L’appareil critique est de bonne qualité, d’assez nombreuses illustrations, le plus souvent photographiques mais aussi cartographiques, permettent au lecteur de suivre le parcours de ces immigrés temporaires.

On laissera le mot de la fin aux auteurs : « …celle des travailleurs – qui marque le réel début de la présence chinoise en France, pays qui compte aujourd’hui la plus grande communauté chinoise d’Europe. Sur les travailleurs chinois de la Grande Guerre, le voile se lève un peu, mais il reste encore beaucoup à découvrir. ». On ne saurait mieux dire et les incertitudes relevées dans la présente note de lecture en sont le témoignage. On souhaitera donc bon courage aux deux auteurs pour approfondir leur recherche et on attendra avec intérêt ses résultats.