L'École française d'Extrême-Orient (1898-1956) : essai d'histoire sociale et politique de la science coloniale

Recension rédigée par Frédéric Girard


Le présent ouvrage est une réédition vingt ans après de L’école française d’Extrême-Orient ou l’institution des marges (1898-1956), l’Harmattan, Paris, 1999. Il est le résultat d’un mémoire de maîtrise, largement réaménagé, qui a été inspiré par le livre d’Edward Saïd, L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, 1978. L’École française d’Extrême-Orient est aujourd’hui un établissement de recherches accueillant des chercheurs spécialisés dans les pays de l’Extrême-Orient, de l’Inde au Japon, au même titre que les autres écoles et instituts français à Rome, Athènes, Madrid, au Caire. Toutefois le temps requis pour une spécialisation est tel que les recrues le sont à long terme et non pas nécessairement pour une durée restreinte. La décolonisation a entraîné un alignement des statuts sur d’autres établissements publics comme l’École pratique des hautes études et l’École des Chartes.

L’auteur a voulu mettre à l’épreuve du terrain l’hypothèse de Saïd que « la domination coloniale aurait été culturelle et symbolique tout autant que militaire et économique. » Il a restreint dans la durée sa recherche à l’époque coloniale, si bien que l’on ne retrouvera sans doute pas certaines de ses conclusions valides pour l’époque présente. Pour lui, l’École française d’Extrême-Orient, de l’époque de sa création en 1898 à celle de la décolonisation en 1956, offre le champ d’investigation idéal d’une « science coloniale », qui est « cet ensemble de savoirs produits en situation coloniale », d’autant qu’il est pratiquement vierge. Saïd s’intéressait au Proche-Orient mais que valaient ses thèses dans le cas de l’Extrême-Orient ? Comme l’auteur le dit, « la Colonie est la pierre de touche des sciences humaines naissantes » à la fin du XIXe siècle.

L’auteur a puisé à bonnes sources tant en France que sur le terrain des anciennes colonies dans toutes les bibliothèques disponibles. Cela se voit à la lecture de ses pages fort denses et riches de données matérielles. Il a vu s’affronter les «zélateurs de la mission civilisatrice» aux émules d’Edward Saïd et a cherché à trouver sa voie propre grâce à une «histoire sociale rendant compte des conditions de production et des usages politiques de ces savoirs», mettant en parallèle les discours et les pratiques dans la lignée des sociologues Pierre Bourdieu et Christophe Charle. Il a voulu mettre en évidence le rôle des chercheurs et intellectuels locaux dans le processus d’élaboration de la science coloniale, tant au plan matériel que politique, en Asie du Sud-Est ou en Inde. Les pratiques prédatrices des coloniaux et de l’École française d’Extrême-Orient dans le domaine de l’archéologie, inspirée de celles des locaux, étaient monnaie courante afin de financer des fouilles mal budgétées par l’État français. De même en est-il de l’utilisation des érudits des pays étudiés par les savants européens, qui a souvent été oblitérée. Elle est mise en relief par l’auteur qui a dépiauté des documents originaux sur les ventes de sculptures dont la plupart est égarée et sur lesquels reste silencieux l’historique de l’École française d’Extrême-Orient, rédigé lors de son Centenaire, Un Siècle pour l’Asie, L’École française d’Extrême-Orient, 1898-2000, Paris, Les éditions du Pacifique, 2001, par Ctherine Cémentin-Ojha & Pierre-Yves Manguin. L’auteur essaie de circonscrire le concept ambigü de « savant colonial », étiquette au contenu polysémique.

Une première partie retrace la naissance de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), liée à l’indianisme et à l’Indochine et au développement des enquêtes positives sur le terrain dans plusieurs domaines du savoir scientifique. Il indique le rôle des politiques et des acteurs de la colonisation dans l’élaboration de cette science et décrit de manière détaillée comment l’EFEO a été fondée par Paul Doumer au sein du système administratif de l’Indochine. C’est une science à la fois désintéressée et utile à la Colonie qui est requise dans l’EFEO créée à cet effet, ainsi que le déclarent les indianistes Louis Finot, Émile Senart, Émile Barth et Alfred Foucher, en s’inspirant de l’orientalisme pragmatique anglais et néerlandais contre la « pensée unique » de l’orientalisme allemand.

Une seconde partie se penche de manière détaillée sur la carrière-type du savant orientaliste, son bagage d’érudition, son recrutement, son salaire, sa sociologie et le sens de son « passage » à l’EFEO qui n’est normalement pas destiné à être pérennisé mais est tourné vers la reconstruction des civilisations indochinoises et d’Angkor. Le savant colonial se sent marginalisé et entretient un sentiment d’infériorité et de supériorité à la fois en regard de son collègue métropolitain. Sa carrière est un pari risqué mais gratifiant de toute manière, qui le met en contact avec des missionnaires, des militaires, des hauts fonctionnaires.

Une troisième partie suit l’histoire de l’EFEO au moment de la tourmente coloniale. Elle illustre le rôle de la recherche en sciences humaines effectuées à l’EFEO comme moyen de légitimer la politique centrale autant que l’approche des savants français de la politique locale qui sont jugés par l’administration centrale comme étant liés de façon trop intime avec les populations des pays, qui sont plus orientaux que les Orientaux. Les savants français sur le terrain se signalent en premier lieu par leur rigueur scientifique à toute épreuve et jouent en partie le rôle de modèles pour les avants locaux qui leur rendent la pareille. Leur respect de l’autre et de sa culture et leurs positions anticolonialistes font prendre conscience aux populations locales de l’importance de leur patrimoine, et renforce leur sentiment identitaire. Des critiques du colonialisme scientifique venant d’« orientalistes amateurs » se sont fait jour avant-guerre dont Pierre Loti, Jean Alabert (1909-1911) et André Malraux (1923-1930) sont de bons exemples, à côté de membre comme Claude Maître. Les pratiques prédatrices de l’EFEO, faisant suite à son rôle originel de régulateur et de contrôleur, sont largement évoquées dans un chapitre sur le financement inavoué de l’EFEO entre 1927 et 1945, à une époque où l’État français réduisait considérablement son budget culturel en Extrême-Orient. Son rôle dans le processus de décolonisation (1945-1956) grâce au rapprochement avec les élites locales sont à juste titre également soulignées.

La mise en place de structures allégée dans les villes asiatiques à partir des années 1950, puis 1990, a pour but de restaurer des liens scientifiques désintéressés et acoloniaux. La décolonisation allant de pair avec une absence de motivation pour une politique structurée à l’égard de l’Extrême-Orient, l’avenir de l’EFEO semble voué plus que jamais aux fluctuations de politiques, conclut l’auteur il y a déjà une vingtaine d’années.

Cet ouvrage très documenté, comporte une prosopographie détaillée des membres de l’EFEO d’une cinquantaine de pages, un relevé des archives consultées, quatre annexes, une bibliographie ainsi qu’un index. L’analyse sociologique prévaut dans cet ouvrage préoccupé tout d’abord de contextualiser les projets, les programmes et les chercheurs si bien que l’auteur ne semble pas toujours rendre justice de l’esprit dans lequel ont travaillé et travaillent encore les membres de cette École, sur le plan strictement scientifique.