Combattants de l'Empire : les troupes coloniales dans la Grande Guerre

Recension rédigée par Jean Martin


Pour tous ceux qui ont quelque notion de l’abondante littérature parue à l’occasion du centenaire du premier conflit mondial, il pourrait sembler évident que la question de la participation aux hostilités des troupes d’outre-mer des diverses puissances belligérantes a été traitée de manière exhaustive, notamment par l’ouvrage magistral de Marc Michel « L’appel à l’Afrique » et quelques études subséquentes.

Il subsistera toujours des zones d’ombre. Le mérite du présent ouvrage collectif, précisément codirigé par Marc Michel (Université de Provence) et Michel Button (Université de Reims) est de lever le voile sur des aspects ponctuels et encore assez méconnus de cette participation. Une vingtaine de communications nous sont ici proposées. Nous n’aurons pas la prétention de les résumer toutes mais nous espérons que ces quelques modestes analyses suffiront à éveiller l’intérêt des lecteurs.

Dans une première contribution qui peut être lue comme une quasi-introduction, Julie d’Andurain (Université de Metz) retrace la genèse intellectuelle de l’idée de Force Noire. Au tout début du siècle, la crainte du péril jaune hantait encore les esprits : dans ce contexte, la loi de 1900 portant création des troupes coloniales fut jugée comme une réforme insignifiante, un texte bâclé, rédigé à la hâte au lendemain de Fachoda. Diverses alertes, dont la crise marocaine de 1905, laissaient entrevoir la perspective d’un conflit armé. C’est dans cet état d’esprit que le lieutenant-colonel Mangin, conscient de l’infériorité démographique de la France en vint à considérer l’Empire, et notamment l’Afrique Noire qu’il connaissait bien en tant que vétéran de l’expédition Marchand, comme une réserve de combattants. Selon Julie d’Andurain, l’essai de Mangin traduisait une volonté et même une utopie : celle de « démilitariser » la métropole en fournissant des hommes pour une armée de métier.

Richard Fogarty (Université de l’Etat de New York, Albany) étudie la condition des prisonniers de guerre musulmans (Maghrébins pour la plupart) en Allemagne pendant le conflit. Il nous apprend que le baron Von Oppenheim, fonctionnaire du ministère des Affaires Etrangères fut à l’origine de la politique de bienveillance à l’égard de ces prisonniers, sous-tendue par l’espoir de les voir s’engager dans l’armée ottomane. Certains prisonniers internés au camp de Zossen se déclarèrent très satisfaits de leurs conditions de détention. L’action du sous-lieutenant Rabah Boukabouya, un instituteur victime de vexations coloniales et passé à l’ennemi, est bien décrite. En revanche certains internés de Zossen ne furent pas dupes du dessein des autorités allemandes. Le tirailleur tunisien Taouti ben Yayia déplore l’exiguïté de la mosquée (où les fidèles n’étaient même pas invités à se déchausser) et l’absence de local pour les ablutions, tandis que le Marocain Alyesh ben Mohammed juge absurde l’espoir de voir ses camarades ou lui-même servir un jour sous la bannière du sultan ottoman. (Ce pourrait être la position isolée d’un Marocain, puisque la Porte n’avait jamais exercé d’influence dans son pays et n’y jouissait d’aucun prestige).

A Julien Fargettas, (docteur en histoire) revient le mérite de nous décrire l’offensive de Franchet d’Esperey sur les sommets du Dobro Polje et du Sokol: les tirailleurs « sénégalais » étaient nombreux, transis par un vent glacial à plus de 800 mètres d’altitude. Il estime que l’appellation de bataille de la Kravitzka serait plus judicieuse que celle de Dobro Polje. Quoi qu’il en soit, ce fut une bataille décisive qui ouvrit le chemin de la victoire. Deux semaines plus tard (29 septembre) l’armée bulgare capitulait : l’Autriche-Hongrie était désormais à découvert et les Puissances centrales ne pouvaient plus communiquer avec l’Empire Ottoman, d’ailleurs en pleine déconfiture. Il est regrettable qu’aucune allusion ne soit faite à la présence des spahis marocains sur le front bulgare.

Laurent Jolly (CNRS Bordeaux), qui a exploité les archives militaires de Pau, nous apporte d’intéressants éléments sur la participation de la Côte française des Somalis au conflit mondial. Cette modeste colonie, désertique et peu peuplée, a fourni 2400 combattants aux armées françaises de 1916 à 1918. Sur les effectifs de ce gros bataillon, les originaires du territoire ne représentaient pas plus de 10%. Le reste était composé de volontaires venus d’autres régions de la Corne : Somalis, Yéménites, Arabes et même quelques Ethiopiens chrétiens. Ces tirailleurs se conduisirent bravement au feu et les pertes furent lourdes, si bien que pendant l’hiver 1917-1918, pour combler les vides, on leur adjoignit des éléments comoriens[1]. La démobilisation et le retour au pays furent pour eux le temps de la déception et du mépris. Si certains, qui avaient appris le français, purent obtenir des emplois dans l’administration ou au chemin de fer, la plupart retournèrent à la vie pastorale.

Bastien Dez nous entretient de la mutinerie survenue parmi les tirailleurs « sénégalais » au Chemin des Dames en août 1917. Deux cents hommes du tristement célèbre bataillon Malafosse, (61emeBTS) mal remis de l’hiver et éprouvés par les combats refusèrent de monter en ligne. La répression fut relativement tempérée puisqu’une seule condamnation à mort fut suivie d’exécution : celle d’un tirailleur accusé du meurtre de deux sous-officiers.

Sous le titre « Africains officiers » Michaël Bourlet (docteur en histoire) s’efforce de retracer une typologie des Africains servant comme officiers de l’armée française pendant le conflit mondial. Sa tâche n’était pas aisée en raison de l’échantillonnage très réduit. 16 dossiers au total ont pu être étudiés et quelques caractéristiques communes ont été dégagées. Ces officiers sont tous sortis du rang, leur niveau d’instruction générale et même professionnelle, est très bas et tous sont cantonnés dans les grades subalternes même si leurs perspectives d’avancement sont en théorie les mêmes que celles de leurs camarades français sortis du rang. Ils ne pouvaient avoir de citoyens français sous leurs ordres et leurs possibilités d’accès à la citoyenneté étaient réduites. Le cas des « originaires » des Quatre Communes qui servent à titre de réservistes, faisant bien entendu exception. L’auteur observe avec pertinence que la notion d’égalité républicaine serait à revoir.

Romain Rainero, (Université de Milan) nous explique pourquoi, à la différence de ses alliés, Français principalement, l’Italie dédaigna de faire appel aux troupes indigènes de son empire colonial (il est vrai assez réduit). La crainte de rébellions en Erythrée, Somalie et Libye était le motif principal (le souvenir d’Adoua était encore présent dans les esprits) mais des considérations de préservation de la race blanche n’étaient pas non plus absentes. Rappelons toutefois à cet auteur que c’est Hubert Lyautey, Résident général au Maroc, qui harangua les jeunes Italiens mobilisés par son discours de Casablanca en juin 1915 et non son neveu Pierre Lyautey comme indiqué p.179.

Jérôme Buttet (Lycée Camille Claudel de Soissons) s’est intéressé aux graffitis des tranchées du Chemin des Dames, qui portent témoignage du passage des troupes coloniales en ces lieux. 48 autographes ont été recensés. Si les auteurs appartenaient tous à un régiment d’infanterie coloniale, tous n’étaient pas, tant s’en faut, originaires des colonies. Le noir de fumée a souvent été employé comme matériau d’écriture ou de dessin. Des croquis naïfs ou des inscriptions dans une orthographe très approximative, traduisent le mal-être de ces hommes, leur nostalgie, leur haine de l’adversaire (souvent incarné par le Kaiser), leur carence de vie sexuelle. Les Indochinois, pourtant très peu nombreux, mais parfois lettrés, ont laissé un corpus relativement important en recourant fréquemment à la calligraphie.

Colette Dubois (Université de Provence) attire notre attention sur les combats au Cameroun : on sait que cette campagne de vingt mois, un peu occultée de nos jours, fut particulièrement pénible : la question du portage, trop souvent négligée par le commandement français, se posa avec acuité.

Catherine Nicault (Université de Reims) a consacré sa contribution au Détachement Français de Palestine (DFP) formation aux effectifs modestes, crée à l’hiver 1916-1917 à la demande instante de François Georges-Picot et dont le rôle fut des plus limités : il ne prit part à aucun engagement et ne servit même pas de soutien au corps expéditionnaire britannique du général Murray. Mais ce détachement comptait des Algériens dans ses rangs (Georges-Picot tenait beaucoup à ce qu’il y eût des musulmans) et sa présence sur le plan diplomatique ne fut pas négligeable.

Le souvenir des tirailleurs africains fut immortalisé par un monument aux héros de l’armée noire, dont Cheikh Sakho (angliciste, docteur en histoire, chercheur indépendant) nous retrace les avatars. Inauguré au parc Pommery le 13 juillet 1924, il fut détruit par l’occupant allemand en septembre  1940. Il fut remplacé en 1958 par une stèle puis reconstruit en 1963 sous une forme qui déplaisait aux Rémois et à bien d’autres (deux obélisques hauts de 7 m. qui furent qualifiés par certains « d’oreilles de lapin ») avant d’être finalement inauguré sous sa forme initiale le 5 novembre 2018 au parc de Champagne (ex parc Pommery) par les présidents Macron et Ibrahim Boubakar Keita[2].

Cet ouvrage nous inspirerait bien des réflexions encore, notamment à propos du concept de « race guerrière » (Vincent Joly) ou des divergences d’appréciation entre Diagne et Mangin : Force noire contre chair à canon (Marc Michel) si le temps et l’espace ne nous étaient comptés. Il y beaucoup à glaner au fil de ces pages.

Jean Martin


[1] Il eût été judicieux de préciser que les Comoriens, en tant que musulmans, se trouvaient plus à l’aise dans un bataillon somali que dans les unités malgaches où ils servaient précédemment.

[2] Cette inauguration n’est pas mentionnée dans le texte, l’ouvrage étant alors sous presse.