Papa, qu'as-tu fait en Algérie ? : enquête sur un silence familial

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Cet ouvrage retrouve les pistes déjà largement ouvertes par Jean-Charles Jauffret dans ses ouvrages pionniers et qui restent toujours de référence (Soldats en Algérie, 1954-1962. Expériences contrastées des hommes du contingent, Autrement, 2000, nouvelle édition revue et augmentée, 2011 ; La Guerre d’Algérie. Les combattants français et leur mémoire, Odile Jacob, 2016).

Pour mener à bien son projet, Raphaëlle Branche s’appuie sur un ensemble original de témoignages oraux, de réponses à un questionnaire, et de correspondances privées, sans que cet ensemble ait été conçu selon les règles rigoureuses d’une enquête sociologique (qualité et nombre des interrogés). L’objet est moins d’interroger les combattants eux-mêmes, comme c’était l’objectif prioritaire de Jean-Charles Jauffret, que de s’intéresser au retentissement de leur expérience par l’entrecroisement de leurs échanges avec leurs familles proches pendant et après le conflit. Plusieurs générations se trouvent donc impliquées, à travers d’abord les témoignages, outre ceux des appelés, de leurs parents, frères et sœurs, fiancées et épouses, puis aussi de leurs enfants et petits-enfants. Cet ensemble veut ainsi refléter les impressions laissées sur la société française par l’expérience algérienne des années 1950 aux années 2010, en fonction des valeurs et des pratiques d’une France révolue, marquée par la prégnance de la famille, la brièveté d’une jeunesse vite aspirée par le milieu professionnel, et hantée par la présence des deux guerres mondiales.

Le nombre forcément limité des témoignages ne peut évidemment permettre de tirer des conclusions indiscutables quant à ces retentissements. À la lecture du livre, les souvenirs se rapportent essentiellement à une expérience de séparation, qui établit, entre les appelés envoyés en Algérie et leur famille, une méconnaissance que rien n’a pu véritablement combler, d’abord par le refus mutuel d’évoquer une expérience peu communicable, puis par la difficulté, pour les enfants et petits-enfants, de se faire livrer par les pères et grands-pères tous les éléments d’une vie à laquelle ils ne furent pas associés. Ceci, au fond, ne différencierait pas fondamentalement le cas des anciens combattants d’Algérie de ceux de leurs prédécesseurs de la Grande Guerre, si la mémoire de la Guerre d’Algérie était moins marquée par des images de guerre que hantée par des images d’atrocités, assassinats, massacres, et de tortures, auxquels l’armée française prit sa part en même temps qu’elle en fut la spectatrice, et que la conscience morale de tous les temps autant que la correction politique d’aujourd’hui impriment comme des remords. Malgré des exceptions, on est tenté de penser que la plupart pourraient adhérer à la phrase de Pierre Messmer : « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je n’y retournerai jamais. Ce pays me fait horreur ».

Est-il possible qu’il en soit autrement ? Les nouvelles générations, en posant la question : « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » prennent forcément une posture accusatrice. Peut-être en demandant : « Papa, que s’est-il passé en Algérie ? » obtiendraient-elles des réponses plus complètes. Mais il faudrait sans doute pour cela qu’elles s’intéressent moins à leurs propres familles qu’au passé d’un pays (l’Algérie) qu’elles préfèrent ignorer, et qui d’ailleurs ne leur a pas forcément donné de lui-même une image séduisante depuis la guerre civile des années 1990. C’est le triste épilogue de l’envoi, par la IVe République, de conscrits du service obligatoire dans une guerre coloniale, ce qu’avait toujours évité la IIIe République, qui avait fait le choix des soldats de métier.

On reprochera pour finir aux éditions Tallandier de ne pas inclure à la fin de leurs ouvrages une bibliographie séparée ; la mention des livres dans les renvois en note à l’appui de telle citation ou assertion est tout à fait insuffisante pour rendre compte de l’ampleur du travail historique mené par plusieurs générations d’historiens sur la guerre d’Algérie, et inviter le lecteur à les consulter pour élargir ses perspectives.