Lettre à mon père

Auteur Leïla Sebbar
Editeur Bleu autour
Date 2021
Pages 200
Sujets Récits personnels
Cote 64.369
Recension rédigée par Jacques Frémeaux


La lettre fictive adressée par Leïla Sebbar à son père Mohammed (1913-1997) est loin de ces rêveries destinées à bercer le lecteur dans le monde de conventions, de bons sentiments et d’idéologie qui constitue trop souvent la substance fausse autant que fade, des essais sur l’Algérie. Ici, l’œuvre littéraire se nourrit d’une réalité familiale, et d’une mémoire réveillée par de multiples documents : cartes postales en sépia patiemment collectionnées (cinquante pages de photographies complètent d’ailleurs le texte proprement dit, et l’enracinent dans une représentation par l’image), œuvres  des écrivains qui ont aimé l’Algérie, parmi lesquels Isabelle Eberhardt, perpétuelle inspiratrice, anecdotes puisées à l’occasion d’innombrables rencontres, et, bien sûr, des souvenirs personnels. En dépit de son titre, le livre de Leïla Sebbar se présente non pas comme une lettre, mais comme un dialogue entretenu, par-delà la mort, avec son père toujours présent. Sa fille aînée, devenue un grand écrivain de langue française a choisi cette forme d’expression pour formuler des questions que la pudeur (un mot qui conserve son sens autour de la Méditerranée) n’a jamais permis de poser. Ces questions enfin énoncées vont permettre d’élucider le mystère d’une grande rupture : « Dans la voix, pas d’accent tragique. Nulle mélancolie. C’est fini. Le pays natal a disparu ».

L’existence du père irrigue tout le livre. Il ne fut pas seulement élève de l’École Normale de la Bouzaréa. Il était aussi un lettré en langue arabe, et un musulman suffisamment instruit de sa religion pour avoir envisagé d’être mufti ou imam. Il s’était engagé avec modération, mais détermination, dans le combat pour l’indépendance, ce qui lui valut d’être inquiété et brièvement arrêté par les autorités françaises. L’ouvrage entier, d’ailleurs, est la transcription littéraire, poétique, et sociologique à la fois, d’une réflexion sur une somme d’injustices et d’inégalités qui ont conduit à la guerre. Plus tard, comme bien des Algériens désespérés du destin de leur pays après ce que Ferhat Abbas désigna comme l’indépendance confisquée, il choisit de finir ses jours dans l’ancienne métropole coloniale. Auparavant, il avait fondé, avec son épouse, institutrice originaire de Dordogne, une famille solide, fondée sur une éthique exigeante, et profondément imprégnée des valeurs républicaines, une famille dont la vigueur s’est affirmée par-delà plusieurs générations. Pourtant, cette famille a dû accepter, en même temps que bien d’autres, de se déraciner de la terre algérienne pour s’implanter en France. Cette terre abandonnée constitue l’héritage dont Leïla Sebbar s’est faite la gardienne autant que l’interprète.

Tout l’héritage ? Un double héritage, sans doute. Celui d’une forte empreinte française et d’une identité arabo-berbère et musulmane, qui eût permis la naissance d’un pays ouvert, généreux, conciliateur, véritable modèle face à toutes les hystéries identitaires d’aujourd’hui. Mais qui y croyait vraiment ? C’est ici que la question posée à Mohammed Sebbar prend toute sa dimension. Ce père musulman, de langue arabe, n’a pas introduit sa fille à sa langue et à sa culture, ce qui l’a séparée à jamais des femmes algériennes, comme elle n’a cessé de le dire et le redire dans son œuvre. Ce refus, ce mîm (première lettre du mot qui, en arabe dialectal, signifie « non », que l’occupé opposait à l’occupant), il l’a également imposé à sa fille. Ce rôle de passeur qu’il avait accepté de remplir à l’égard de ses élèves, arabophones initiés par lui à la francophonie, il ne l’a pas rempli pour les siens, qui n’ont fait qu’apercevoir l’autre rive. Il avait pour cela bien des raisons, qu’il énumère : faciliter la pratique aisée du français, donner à ses filles une éducation moderne, libérée de pesanteurs qu’il connaissait mieux que personne …. 

Va-t-il au fond des choses ? Il est difficile de nos jours de mesurer combien, dans l’Algérie, voire même dans le monde d’alors, la connaissance de la langue arabe était peu valorisée, à l’exception du savoir livresque de quelques rares orientalistes. C’est en français que s’exprimaient les questions politiques sur l’avenir de l’Algérie, jusques et y compris les revendications les plus nationalistes et les plus radicales. C’est même en français que correspondaient les agents du FLN et de l’ALN. Toute une Algérie profonde était ainsi ignorée des meilleurs, sans parler de celle qui parlait berbère. Par ailleurs son épouse - cette femme qui apparaît suffisamment dans la Lettre pour qu’on imagine sa forte présence aux côtés de son mari - ne constitua-t-elle pas pour ses filles l’image prédominante de la figure féminine, ouverte aux personnes et aux choses d’Algérie tout en conservant une forte identité métropolitaine ? Aller vers l’arabe et l’islam, n’était-ce pas renoncer à tout ce qu’elle avait donné ?

Ne fallait-il pas qu’une certaine porte fût tenue fermée pour que s’ouvrît une autre ? Quand on lit cette lettre, on mesure le nombre de rencontres, de compagnonnages, explicites ou non, qu’a suscités d’abord l’expérience de Leïla Sebbar. Bien plus qu’une femme frontière, elle représenterait plutôt ce que, en usant d’une métaphore empruntée aux mystique de l’islam, on pourrait appeler un « pôle », un de ces êtres qui contribuent à ce que le monde tienne debout, en aidant par leur intercession à concilier les forces qui le divisent. À travers le livre émerge à la lumière une Algérie, « conquise, confisquée, occupée ou libérée », déclare le père à travers les mots de sa fille (« c’est ma terre natale,  ma terre première, pour toujours »), toute une Algérie idéale de livres, d’érudition autant que de passion ; une Algérie des traditions, celle d’un islam structurant et rassurant, sans la moindre trace d’exclusivisme ; une Algérie de femmes, close sur elle-même non pas par des interdits imposés par les hommes, mais par des complicités inaccessibles à ces derniers.

Cette Algérie est-elle rattachée à un lieu spécifique, quand tant d’Algériens, comme le père lui-même, l’ont quittée pour un exil qui apparaît de plus en plus formel ? En fait, elle est désormais partout là où son nom parle à l’imagination et au cœur ; là où vit désormais le couple indissociable du père et de la mère avec « un compagnon fidèle, l’ange… ». Car « l’ange, dans l’au-delà, on ne peut pas l’oublier, il est là pour toujours, le même. Immortel ». Et c’est cet ange qui porte la parole, quelle que soit la langue utilisée, dont la force prévaut dans le livre de Leïla Sebbar ; contre l’oubli, malgré l’exil, et contre la mort.



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