Quand je pense à l'Allemagne, la nuit. Mémoires d'un ambassadeur

Recension rédigée par Raoul Delcorde


L’ambassadeur Claude Martin nous livre ici en quelque sorte le second tome de ses mémoires, après La diplomatie n’est pas un dîner de gala qui retraçait son expérience chinoise. Ce livre-ci est centré sur ses responsabilités européennes au Quai d’Orsay (où il fut, notamment, Secrétaire général adjoint pour les affaires européennes), à Bruxelles (en tant que représentant permanent adjoint de la France près l’UE) mais aussi, et largement, sur les neuf années durant lesquelles il officia comme ambassadeur de France à Berlin. Il s’agit, comme pour le précédent ouvrage, d’un magnum opus d’environ 900 pages. Toutefois, on ne se lasse à aucun moment à le lire tant la plume est alerte, le sens de l’observation aiguisé, la réflexion remarquablement nourrie. À ses yeux, « la réconciliation franco-allemande est l’un des événements majeurs de notre temps ». Mais la manière dont les choses ont évolué lui laisse un goût amer. En particulier les conditions dans lesquelles les deux nations et leurs gouvernements successifs ont œuvré à la construction européenne. À cet égard, la première partie de cet ouvrage, nourrie par sa vaste expérience des négociations européennes, est éclairante. L’Europe à laquelle il croit, se devait d’abord d’être politique et culturelle. Il ne tarde pas à déchanter. « On cherchait surtout à « unifier les marchés », à« rapprocher les industries » et « à créer un grand espace agricole » », constate-t-il. Et d’ajouter : « Cela me paraissait abstrait, compliqué ». Plus loin, il prolonge son interrogation sur cette Europe qui se dessine. « Était-elle une union fraternelle de quelques nations faisant le même rêve ? Ou une pieuvre étendant ses tentacules sur l’ensemble du territoire européen, pour obliger tous les habitants de l’Europe à rêver de la même façon ? ». Servant plusieurs ministres des affaires étrangères successifs, il en dresse au passage un portrait précis et sans concession, pointant les qualités des uns et les faiblesses des autres.

L’ambassadeur Martin est très sceptique au sujet de l’élargissement de l’UE. Il considère que l’UE à vingt-huit (ou vingt-sept, maintenant) est pléthorique. Il ne sera plus possible de se sentir membre d’une communauté de destin, comme on l’était à six, ou même encore à neuf.

Les différentes étapes de la construction européenne ont représenté pour lui une succession d’illusions perdues. Le processus d’élargissement presque sans limites qui n’est probablement pas achevé, le constant renforcement d’une Commission pléthorique et d’une bureaucratie de plus en plus envahissante, un parlement élu au suffrage universel mais sans véritable projet partagé, une monnaie unique qui a appelé beaucoup de concessions avant de justifier de son utilité, un chef de la diplomatie sans véritable diplomatie, etc. Le tout, au gré de traités suscitant de moins en moins d’adhésion. « Ce sentiment de décalage entre ce que nous étions en train de négocier et de construire dans les enceintes européennes et les attentes véritables de nos citoyens, cela faisait quelque temps déjà que je l’éprouvais », note l’auteur. A la fin de son livre, il fait allusion au mouvement des gilets jaunes et à « leur révolte contre l’Europe ». Et il manifeste une forme de compréhension dans leur refus du Traité constitutionnel de 2005 (Traité établissant une constitution pour l’Europe), lequel, on s’en souvient, avait été rejeté par un référendum en France (mais finalement repris dans le Traité de Lisbonne ratifié par la France par voie parlementaire en 2008). On perçoit clairement que l’auteur reproche à ce Traité une perte de souveraineté nationale française au nom de la construction d’une Europe fédérale. Ce qu’il appelle la « loi bruxelloise ».

C’est en 1999 que Claude Martin prend ses fonctions à Berlin. Sa tâche consiste d’abord à superviser la construction d’une nouvelle ambassade, afin d’accompagner le déplacement de la capitale de l’Allemagne réunifiée, de Bonn à Berlin. Il doit aussi veiller à mettre du liant entre Jacques Chirac et le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder, ce qui fut un travail de longue haleine. Plus tard, il gagnera la sympathie d’Angela Merkel, fraîchement portée à la tête de l’opposition mais dont il devine la prochaine ascension. Au passage, s’il exprime son admiration pour Helmut Schmidt, il ne cache pas ses réserves à l’égard d’Helmut Kohl. Plus généralement, ce que nous fait parfaitement comprendre Claude Martin, c’est que le métier de diplomate est relationnel et qu’il faut une énergie constante pour être pleinement reconnu à tous les échelons politiques, mais aussi économiques et culturels du pays où l’on représente son pays. Dans son cas, ce fut assuré avec d’autant plus de plaisir qu’il ne s’est jamais lassé de sillonner cette Allemagne qui lui inspire un profond attachement. Il y consacre d’ailleurs de fort belles pages.

Il est impossible de résumer un témoignage aussi riche et convaincant que celui que Claude Martin nous a apporté. Mieux vaut laisser aux lecteurs le plaisir de l'accompagner, presque jour après jour, durant ses années au service de la cause européenne et allemande, pour revivre avec lui quelques-uns des événements importants de ces dernières décennies. D'autant que la justesse de son regard et la profondeur de ses analyses sont sous-tendues par une attention au détail vraiment impressionnante. D'ailleurs on s'interroge. Comment peut-il se souvenir de tant de lieux, de situations et de personnages rencontrés parfois dans un passé lointain ? Il reproduit même le verbatim des dialogues. A la fin de son livre, il révèle son secret. Il emportait toujours avec lui un petit carnet de moleskine, à bordure violette, dans lequel il notait tout. On comprend que ces centaines de souvenirs soigneusement conservés lui aient été très utiles. 

Nul doute que son travail de mémorialiste fera date. Et personne ne s’étonnera que le titre de l’ouvrage soit inspiré d’un texte de celui qu’il tient pour le plus grand poète allemand, Heinrich Heine et que l’ambassadeur Martin, lors de son départ définitif d’Allemagne, se soit arrêté au cimetière de Tübingen pour y faire ses adieux à Hölderlin.