Introduction à Moi, laminaire... d'Aimé Césaire : une édition critique

Recension rédigée par Michel Levallois


            Tel est le titre de l’ouvrage de 275 pages que l’Harmattan a publié en 2011, sous la signature de Souley Ba, Professeur de lettres à l’Université de Dakar, de René Hénane, ami et fin connaisseur de la poésie césairienne et de Lilyan Kesteloot, professeur émérite de l’Université de Dakar, auteur d’ouvrages de référence sur la littérature négro-africaine et sur Aimé Césaire.

J’ai tardé à me lancer dans la lecture de ce bel ouvrage à la couverture bleue outre-mer, illustrée de la photographie d’un fromager, « l’arbre à hauts talons ». Je viens de m’y plonger et j’en suis émerveillé.

            Je conservai pieusement l’exemplaire de Moi, Laminaire…, son dernier recueil de poésie publié au Seuil en 1982 qu’Aimé Césaire m’avait dédicacé. Je l’avais lu et j’avais été touché, comme dans ses œuvres précédentes, par l’audace des images, la violence des sentiments, la récurrence de certains thèmes. Peut-être avais-je perçu dans ce « bilan d’une vie et d’un combat », quelque lassitude, déception, désenchantement… Mais je n’avais pas soupçonné la richesse de ce recueil que m’a fait découvrir sa lecture critique par ces trois lecteurs experts en littérature négro-africaine, en créolité, en poésie césairienne.

            Lilyan Kesteloot le précise au début de l’ouvrage, page 35, dans le chapitre I dossier génétique, du manuscrit à l’édition. Le hasard, l’amitié aussi bien évidemment, ont voulu qu’elle remplace la secrétaire de Césaire à l’Assemblée nationale pendant l’été 1980 et qu’elle ait ainsi « connu son manuscrit, suivi l’élaboration de l’œuvre et son processus de création, avant son édition définitive ». Précieuse contribution et précieux souvenirs qui lui ont permis de reclasser les poèmes de Moi, Laminaire…, selon la date connue ou supposée de leur composition, ce qui constitue un apport décisif dans l’éclairage qu’elle et ses deux collègues nous donnent de ce recueil.

            C’est par le début de ce chapitre qu’il faut commencer la lecture de l’ouvrage, ne revenant aux trois textes de l’introduction, « Les mille morts du Phénix », « Césaire exarque des avalanches », « Supplément au mode de lecture de Moi Laminaire… » qu’après avoir pénétré dans les poèmes.

            Pour un premier plaisir, celui de découvrir une trentaine de manuscrits et tapuscrits corrigés et de les comparer avec l’édition définitive de 1982. Ainsi, pages 119-120, cette phrase de « version venin », « le décompte des décombres n’est jamais terminé », barrée sur le manuscrit et rétablie pour le Seuil. Ainsi les changements de titres : « Tard soleil » devenu « Conspiration », « Exuvies » devenues « Monstres ».

            Si « le manque de cohésion éditoriale de l’ensemble [a obligé les auteurs] à définir l’état de chaque manuscrit individuellement », leurs commentaires nous valent d’éprouver, poème après poème, leur résonance avec les autres œuvres du poète, leur relation avec tel ou tel épisode personnel ou événement historique. Les notes renvoient aux études critiques, travaux et publications de référence et donnent les termes du glossaire césairien indispensables à la lecture. Relisez « Conspiration » (pages 184 à 186) : les pierres leur furent sans moelle prison d’escargots / et passion de pagures les insectes au baîllon / cervelle brûlée dans le creux des métaux… et vous verrez ce que la signification des mots et des images donne de puissance au poème.

            « Ce n’est plus à « un retour au pays natal » que nous sommes confrontés, mais bel et bien à un retour dans l’en-soi du moi poétique, d’Aimé Césaire. » (page 31). Cette édition critique de Moi Laminaire… éclaire l’œuvre césairienne toute entière dont on retrouve les thèmes essentiels : l’histoire et la condition des Antillais, entre  révolte et soumission des esclaves et de leur descendants, la géographie des îles, entre mer et volcan, le bilan d’un combat entre haine et bonté…

            Cette édition nous réserve un autre plaisir : un dernier chapitre consacré à l’amitié de Césaire et de Wilfredo Lam dans lequel sont regroupés les poèmes et des écrits dédiés à Wilfredo et, en particulier, Tam Tam I et II, qui sont « des transcriptions scripturales de la peinture de Lam » dont plusieurs œuvres sont reproduites ici.

            L’ouvrage se termine sur la re-publication du grand poème À l’Afrique, Paysan frappe le sol de ta daba…/ et j’emmerde ceux qui ne comprennent pas qu’il n’est pas beau de louer l’éternel et de célébrer ton nom ô Très-Haut, publié en 1946, en 1948, et publié à nouveau au Seuil en 1994, dans une version amendée « dans le sens d’une vision plus conciliatrice et plus apaisée » (page 267).

            Je recommande la lecture de cet ouvrage à tous ceux qui ont envie de dépasser « le jeu diabolique » des sons et des sens auquel « Césaire cède plus souvent qu’il n’est raisonnable », et de percer « l’opacité césairienne structurée autour de métaphores énigmatiques », car elles sont « chargées de sens, déstabilisant l’image et créant une tension intérieure » (page 59). Ils y trouveront des pépites comme celle-ci : « Avec un mot frais, on peut traverser le désert d’une journée » (page 161).