L'islam à l'épreuve : mondialisation, islamisme, christianisme

Recension rédigée par Stéphane Valter


Après la préface détaillée et élogieuse du Professeur Mohammad Ali Amir-Moezzi, il est difficile d’ajouter quelque chose d’utile. On peut toutefois dire que l’auteur commence par se présenter, ce qui permet de comprendre son parcours, sa position idéologique, ses espérances. Il est d’origine syrienne, de la ville d’Alep. Ses parents professaient le christianisme de rite grec-catholique (melkite). Arabe chrétien, ayant vécu dans une ville majoritairement musulmane (sunnite), il connaît donc bien l’islam, l’environnement de son enfance. (Puis il vint vivre en France et en Grand-Bretagne.) Mais en donne-t-il une image objective ? Même question pour le christianisme, religion qu’il pratique avec ferveur.

C’est là, selon l’avis de l’auteur de ces lignes, que le bât blesse un peu, car l’approche de C. Moucarry est construite sur la volonté ultime de rapprocher les êtres humains, chrétiens et musulmans, ce qui est assurément une cause noble. Mais ce faisant, tout en n’évitant pas les sujets polémiques (une qualité de l’ouvrage), il aborde beaucoup de points dans une optique de croyant, guidé par sa foi chrétienne, de portée apostolique, en négligeant (peu ou prou selon les sujets) l’aspect historique. Le livre ne relève donc pas de l’anthropologie historique dans le sens où ses développements sont hélas très peu contextualisés. Au contraire, beaucoup de choses y sont souvent présentées comme anhistoriques, transcendantes, essentialisées, tant pour le christianisme que pour l’islam.

Un regard sur la bibliographie n’est pas inintéressant pour estimer la valeur de l’ouvrage. Le cheikh égyptien réformateur Muhammad ‘Abduh (1849-1905) est cité, mais très peu exploité dans le texte, ce qui est fort dommage. Maurice Bucaille (1920-1998), le docteur converti à l’islam et auto-proclamé grand islamologue, est cité, et hélas exploité. Hakim El Karoui, l’essayiste et consultant politique proche de l’actuel pouvoir français, est lui aussi cité dans la bibliographie, et fort heureusement pas beaucoup mis à profit dans le livre car ses compétences comme historien des religions sont loin d’être prouvées, pour le moins. Antoine Fattal (1917-1987), professeur de droit et diplômé ès lettres de l’Institut d’études sémitiques de Paris, est célèbre pour avoir écrit Le statut légal des non-musulmans en pays d’islam(Beyrouth, Imprimerie catholique, 1958). Mais bien que cité dans la bibliographie, ce savant n’est pas mis à profit par l’auteur malgré ses analyses remarquables et non dépassées. La traduction du Coran par Muhammad Hamidullah est citée bien qu’elle ne soit probablement pas la meilleure. En tout cas, il existe d’autres traductions, avec des commentaires, des questions, des analyses, des doutes, de Régis Blachère (1900-1973) ou de Denise Masson (1901-1994), par exemple, qui semblent parfois plus précises.

Concernant l’étude comparative entre le christianisme et l’islam, le lecteur peut s’étonner de ne pas trouver en bibliographie l’ouvrage remarquable de deux spécialistes, Jacqueline Chabbi (universitaire arabisante et islamologue) et Thomas Römer (titulaire de la chaire sur les milieux bibliques au Collège de France), Dieu de la Bible, dieu du Coran (Paris, Le Seuil, 2020), qui montrent brillamment que la naissance de Yahvé et celle d’Allah eurent lieu dans des contextes anthropologiques et sociopolitiques très contrastés, presque opposés, ce que le livre de C. Moucarry élude souvent, ou du moins dont il ne tire pas toutes les conclusions qui s’imposent, afin de ne pas mettre d’huile sur le feu, certes, mais au détriment de la précision. Ce bref regard sur les références bibliographiques jette donc un doute sur le caractère scientifique du livre, qui n’en demeure pas moins intéressant, mais plus comme témoignage sincère que comme source de savoir. Ainsi que le dit d’ailleurs pudiquement l’un des préfaciers, l’ouvrage est « bienfaisant ».

Dans la première partie, l’auteur parle de l’islam comme « religion à visage multiple », en abordant toute une série de points : religion, communauté, loi. Les développements sont utiles, voire éclairants pour le néophyte, mais manquent un peu d’analyse critique. Le chapitre sur l’islam radical et celui sur les questions d’actualité sont sans concession, fins, lucides, et l’auteur aurait même pu pousser plus ses critiques. La seconde partie, sur l’islam et le christianisme, mérite d’être lue car y sont abordés les points suivants : la falsification possible de la Bible, Jésus, la Trinité. Le chapitre sur le pardon dans l’islam et le christianisme pourra aussi être lu et médité avec attention. La partie sur les croyances et valeurs partagées est également très utile pour ceux qui cherchent à bâtir des ponts entre les êtres humains.

La conclusion sur l’amour inconditionnel comme réponse à la violence islamiste et à la société sécularisée a retenu toute notre attention, car il s’agit d’une belle analyse critique doublée d’un appel à la raison, via l’amour de l’Autre. Personne ne devrait y trouver à redire. Ceci dit, les causes de la violence islamiste eussent pu être mieux appréhendées et stigmatisées, dans les comportements comme dans la doctrine. Par ailleurs, la violence ne vient pas que de l’islam, mais aussi de l’impérialisme mondial et de ses maux. Quant à penser que la société sécularisée serait un problème, ceci est très discutable étant donné que la religion (textes, doctrines, institutions, comportements collectifs et privés) tient parfois un discours exclusif pouvant mener à la violence. Le genre humain a-t-il ainsi besoin de religion ou d’éthique ? Ce sont deux choses différentes, mais qui peuvent converger. En tout cas, l’auteur, comme croyant, ne cache pas sa position idéologique et propose des pistes très raisonnables.

Pour conclure, on peut regretter (bien que ce soit finalement là tout le charme du livre : un témoignage religieux et un positionnement humaniste) que l’auteur parle du sacré comme s’il en connaissait tous les détails. Il s’expose ainsi à ce que Voltaire disait en substance du théologien : il invente de nombreuses catégories analytiques pour appréhender ce qui ne devrait pas être divisé ; il démontre avec méthode ce qui est déjà très clair ; il enseigne doctement ce que tout le monde sait depuis longtemps ; il parle avec prolixité de ce qu’il ignore ; il écrit l’Histoire au fur et à mesure qu’il l’apprend ; et il parle de Dieu avec une proximité que l’humilité devrait tempérer.

En ce sens, le théologien serait assurément plus doué pour l’explication que pour la compréhension. Ce bémol mis à part, le livre mérite d’être lu car son contenu est documenté et son message raisonnable.