Bourguiba

Recension rédigée par Marc Aicardi de Saint-Paul


La biographie d’une légende est toujours un exercice périlleux. D’autant plus qu’avec le temps  la mémoire devient encore plus sélective et partielle au point d’occulter certains aspects méconnus ou controversés du personnage. Comme pour d’autres figures emblématiques des luttes pour l’indépendance, Habib Bourguiba a été encensé par une grande partie de son peuple qui a vu en lui le « père de la nation ». Il en a été de même pour les anticolonialistes, tant français qu’étrangers et plus tard par les tenants de la Francophonie. Toutefois comme le montre l’auteur, cette image d’Epinal est à nuancer.

La qualité première de cet ouvrage consacré au fondateur de la République tunisienne est l’honnêteté avec laquelle Bertrand Le Gendre retrace le parcours humain et politique de cette icône. Il aurait pu se contenter de reprendre les très nombreuses sources et témoignages qui ont été consacrés à l’homme d’État en oubliant sciemment des zones d’ombres qui ont jalonné son parcours politique parfois contestable. Car pour arriver à la magistrature suprême, Habib Bourguiba a dû emprunter des chemins de traverse non conformes à sa légende. L’auteur évoque par exemple l’attitude d’Habib Bourguiba pendant la seconde guerre mondiale (Les écueils de la seconde guerre mondiale). Relâché avec ses compagnons par les autorités de Vichy, sous la pression de Berlin et de Rome, il fut luxueusement hébergé dans la capitale italienne et aidé par le régime fasciste.

La description de la lutte d’influence au sein du néo Destour ainsi que la rivalité avec les syndicalistes de l’UGTT mettent en lumière les agissements de Bourguiba pour assoir son autorité et museler toute velléité de lui faire de l’ombre. L’épisode de la compétition avec Salah Ben Youssef, secrétaire général du parti indépendantiste, qui se traduira par son élimination par des agents tunisiens en 1961, est l’une des manœuvres bourguibiennes qui aura permis à son auteur de se débarrasser d’un concurrent gênant. Bertrand Le Gendre n’hésite pas à accuser Bourguiba de s’attribuer le « beau rôle », comme lorsque le leader tunisien prétendait avoir écouté l’appel du 18 juin du Général De Gaulle ou qu’il évoquait une lettre, d’ailleurs jamais retrouvée, adressée à son compagnon Habib Thameur dans laquelle il pariait sur la victoire des alliés.

Dans cette passionnante évocation de la vie du « combattant suprême », l’auteur passe en revue les péripéties qui ont jalonné sa vie, tant privée que publique. Il relate avec délicatesse ses amours légitimes et celles qui l’étaient moins; et surtout, il essaie de retracer l’état d’esprit du militant, du lettré et de l’homme politique à chaque étape de sa vie, avec ses succès et aussi ses déconvenues. Amoureux du français et d’une française, admirateur de la France, il s’opposa à sa présence avec vigueur, tout en étant, avec d’autres Africains à l’origine de la Francophonie avec l’idée d’un « club des pays francophones ». Farouche partisan de l’émancipation de la femme tunisienne, anticommuniste viscéral, moderniste tant au plan civil que religieux, Bourguiba fut un leader atypique. Au plan international, il soutint les indépendantistes algériens en accueillant sur son territoire 3000 à 4000 moudjahidines, certains organes du GPRA, et en subira les conséquences avec l’affaire de Sakiet Sidi Youssef, tout en en tirant un avantage politique certain. Son impulsivité le conduisit au « faux-pas de Bizerte » d’où il sortira humilié à titre personnel, mais plus populaire que jamais parmi les Tunisiens et les leaders arabes. Cependant, il ne sera jamais en parfaite adéquation avec ses homologues. Était-ce parce que dirigeant d’un petit pays, il ne pouvait pas prétendre à jouer le rôle d’un Nasser ? Ou bien faisait-il preuve de prudence lorsqu’il estimait que le concept de « Grand Maghreb » était une chimère ou encore de réalisme lorsqu’il se faisait plus accommodant sur la question palestinienne et reprochait aux autres États arabes leur haine d’Israël ?

Au plan économique, les années Ben Salah et la nationalisation sans compensation des terres agricoles appartenant aux colons, français pour la plupart, mais aussi gros propriétaires fonciers tunisiens fut un échec retentissant. Sans doute influencé par une mesure identique prise par Ben Bella en Algérie, il s’est aussi laissé influencer par l’ancien leader syndicaliste de l’UGTT qui lui fait pour un temps partager sa foi dans le « socialisme ». Malgré les mises en garde répétées de la part de proches comme Ahmed Tlili ou Hedi Nouira, Habib Bourguiba mit du temps à s’apercevoir que cette politique conduisait la Tunisie dans une impasse. Mais le mal est fait et l’économie tunisienne va mettre des années à s’en remettre.

Le dernier volet de sa vie sera jalonné de foucades contre tous ceux qui lui résistaient, y compris ses plus fidèles compagnons et d’absences répétées à l’étranger pour raisons médicales. S’estimant être indispensable, infaillible et irremplaçable, il s’isolera de plus en plus avec le grand âge et se livrera à un culte de la personnalité qui lui fera perdre tout sens des réalités. Son allergie au multipartisme, son manque de clairvoyance dans ses analyses politiques, notamment dans la montée d’un courant « islamiste » et son incapacité à comprendre le désarroi de la partie la plus pauvre de ses compatriotes conduiront inévitablement à sa chute. Survivant à sa déposition pendant une dizaine d’années, Bourguiba vivra en reclus à Monastir, recevant peu de visiteurs et complètement marginalisé par son successeur.

Grâce à cet ouvrage, Bertrand Le Gendre nous permet de mieux appréhender les comportements humains, les ressorts psychologiques et les motivations du « père de la Nation », qui se sera identifié à la Tunisie moderne.