La société guyanaise à l'épreuve des migrations du dernier demi-siècle, 1965-2015

Recension rédigée par Jean Nemo


            L’auteur, lui-même issu d’un « melting pot » guyanais fort composite, est particulièrement bien placé pour décrire sa société. Universitaire, professeur d’histoire moderne, enseignant à l’Université de la Guyane, il ajoute à la connaissance vécue de son milieu d’origine une solide spécialisation. Son abondante bibliographie montre un intérêt certain pour les divers aspects de sa région, département d’outre-mer, une érudition acquise en suivant les critères de la bonne recherche et selon des préoccupations très influencées par l’histoire particulière au sein de la nation française des DOM et plus particulièrement de celui de la Guyane.

            Cette fusion du « vécu » sociétal et de l’identification et de la définition des problématiques objets de recherche explique le caractère particulier des « libres avant-propos » qui ouvrent l’ouvrage à l’attention du lecteur. Ou comment l’auteur, né peu après la départementalisation, parcourrait avec de nombreux petits camarades de jeux des itinéraires connus et presque champêtres pour se rendre, quelques années plus tard, à l’école puis au lycée. Et comment encore, les cursus scolaires détachaient les enfants des notions confuses de leur histoire, acquises en famille et de la société dans laquelle ils vivaient. Pour les « recentrer » sur une autre histoire, la vraie, celle de la nation française d’Europe.

            Comme cela fut et reste le cas dans plusieurs autres provinces françaises à forte identité ou se réclamant d’une identité en perdition, les spécificités de la société guyanaise intéressent forcément ceux de ses membres qui cherchent à la comprendre, au-delà de vagues souvenirs familiaux diffus. Or, contrairement à ces autres provinces françaises, la société guyanaise, partant son identité, est tout sauf homogène.

            Ce qui explique pourquoi l’auteur, malgré les limites fixées par son titre (1965-2015), ne peut s’y restreindre et doit assez souvent remonter bien avant. Car territoire de plus de 83.000 km2, la Guyane fut toujours « sous-peuplée » au regard du colonisateur et des ambitions affichées, elle fut également le plus souvent largement dépendante des subsides de la métropole. Elle le reste aujourd’hui mais depuis les années 1960, une sorte d’ « explosion démographique » s’est produite : des quelques 30.000 habitants du milieu du XXe siècle, pour l’essentiel concentrés en quelques gros villages sur la côte ou à proximité, on est passé à près de 250.000 résidents et/ou immigrés en ce début du XXIe siècle.

            Tout comme dans le passé, cette population d’aujourd’hui est fort composite, depuis les descendants des Amérindiens, Bushinenge et autres Marrons, relégués et anciens planteurs ou autres créoles jusqu’aux personnels nécessaires à la base de Kourou, à l’administration d’un DOM et au commerce développé pour suivre le nombre croissant de consommateurs.

            Cette vague d’immigration, inédite de par ses dimensions, est constituée par des originaires d’autres régions françaises (Antilles, métropole), de pays voisins (Brésil, Suriname, Guyana) ou plus lointains (Haïti), les premiers en toute légalité, biens des autres plus clandestinement (par exemple les Haïtiens) en attendant leur régularisation – ou leur expulsion.

            L’auteur reconnaît et décrit à la fois les anciennes et les actuelles diversités culturelles et sociologiques et une identité guyanaise plurielle.

            Il s’efforce d’en expliquer les racines et les fondements, depuis les revendications assimilationnistes (du colonisateur comme des descendants des colonisés d’autres origines qu’européenne) du début du XXe siècle jusqu’à certains discours plus récents visant à faire valoir la diversité comme fondement de l’identité guyanaise. Ou comment composer, dans un cadre républicain et plutôt centralisateur et peu sensible aux différences, entre la réalité sociologique vécue et le modèle de la république une et indivisible.

            L’ouvrage constitue un panorama qui semble emprunter et synthétiser des écrits antérieurs de l’auteur. Il ne s’agit pas ici de thèse ni même de monographie ou d’essai. L’appareil critique est réduit au strict minimum. Bien plus que de résultats érudits de recherche, nous avons à faire à une chronique.

            Chronique d’autant plus intéressante pour le lecteur hexagonal que celui-ci est sans doute peu informé de la réalité guyanaise, exceptés sans doute deux noms.

            Les plus âgés auront en mémoire le nom de Gaston Monnerville, petit-fils d’esclave, qui fut un temps, dans l’ordre protocolaire de la République, le second personnage de l’État (parce que président du Sénat) dont certains disent qu’il ne devint pas à ce titre Président au moins intérimaire à cause de sa couleur de peau.

            Les générations suivantes ne peuvent pas ignorer une ministre plus récente qui fut en un temps plus récent candidate à la Présidence de la République.

            Quant à savoir cependant quels furent leurs parcours guyanais puis métropolitains, il y a de fortes chances pour que la majorité des lecteurs de l’ouvrage, même bien informés, n’en aient guère que quelques notions.

            Le lecteur potentiel, pour peu qu’il s’intéresse à un élément de la nation française très différent de ce qu’il connaît s’il est métropolitain, prendra connaissance d’une particularité, une société qui adhère sans réserve à la République française, qui se réclame d’une identité composite et qui s’inquiète de la voir menacée par un afflux d’immigrants de toutes origines, sans pour autant que son développement soit mieux assuré que par un passé pluri centenaire qui accumula les échecs.

            Le titre ainsi s’éclaire : une société coloniale, fondée notamment sur l’esclavage, marginalise ses Amérindiens, ses Marrons et fait appel à des vagues d’immigration plus ou moins forcées (l’un des arrière grands-pères de l’auteur est chinois) revendique néanmoins une identité. Laquelle pourrait être mise à l’épreuve par des immigrations plus récentes et plus massives… Comment intégrer ces nouveaux venus ? Et en fonction de quel projet collectif de développement ? Lequel pourrait constituer le ciment de la société guyanaise en devenir.

            Laissons la parole à l’auteur avec ses dernières lignes : « Néanmoins, simultanément à la résolution des problèmes évoqués, qui concourra également à la consolidation du lien social, la Guyane doit accompagner le mouvement en cours de dépassement des frontières culturelles, pour que l’ensemble des Guyanais se reconnaissent dans l’histoire du territoire et dans un devenir collectif. Ainsi pourra être levé l’un des freins au développement. Ce qui devrait permettre à la Guyane de mieux jouer sa partition dans le concert des régions du monde ».

            Si l’on rappelle que le modèle républicain français d’intégration ne reconnaît pas le moindre communautarisme, on comprendra que le cas guyanais représente un défi particulier et lourd d’éventuelles contradictions : comment adhérer sans réserve à ce modèle républicain tout en militant expressément pour un multiculturalisme et l’identité qui en découle ?

            Certes, l’on trouve des problématiques proches dans d’autres DOM ou territoires, cependant toutes différentes. La France métropolitaine a su résoudre pour l’essentiel les éventuels conflits d’identité nationale et régionale, elle ne peut en user de même dans d’autres régions du monde pour des communautés territoriales qui relèvent pourtant de sa souveraineté.

            C’est pourquoi la lecture de l’ouvrage de Serge Mam Lam Fouck sera d’un grand intérêt : pour comprendre, d’une part, comment une identité peut se réclamer de la diversité, d’autre part comment cette même diversité peut ne pas heurter les grands principes de la République « une et indivisible », sous réserve de solutions pragmatiques, voire institutionnelles.

            Comme il a été dit, l’ouvrage sous revue relève plus de la chronique que de la thèse ou du mémoire. Mais chronique qui appelle à la réflexion, voire sur bien des points à une discussion contradictoire ou interrogative. Et, ce qui ne gâte rien, chronique qui permet d’adopter un regard de l’intérieur sur cette société qui n’est pas un simple reflet de la société métropolitaine. Même si elle lui est étroitement associée.