L'éléphant, le canon et le pinceau : histoires connectées des cours d'Europe et d'Asie, 1500-1750

Recension rédigée par Christian Malet


            L'auteur, Sanjay Subrahmanyam, est né et a grandi en Inde où il reçut une formation universitaire orientée vers l'histoire économique de l'Asie du Sud et de l'océan Indien. Historien au renom international, il enseigne à Los Angeles (UCLA), puis à Londres, Oxford, Pise, Naples, Berlin et enfin Paris où il réside depuis 2013 en qualité de professeur invité au Collège de France. Polyglotte érudit, animé d'une insatiable curiosité, sa profonde connaissance des religions et des cultures de l'Eurasie a fini par atteindre un niveau d'exception comme l'atteste le présent ouvrage.

            L'originalité du titre a le double mérite d'annoncer une trilogie et d'en préfigurer l'ordonnancement en une subtile progression. C'est ainsi que l'Éléphant, symbole en Inde de puissance et de sagesse, animal support (vāhana) d'Indra, chef des Deva et Dieu de la guerre[2] est connoté au premier chapitre intitulé : les « Affronts de cours». Qu'un parangon royal de surcroît divin, soit accolé aux affronts fussent-ils de cour, a de quoi surprendre, mais comme tout paradoxe, il a sa logique propre qui tient à la réalité, à la complexité de l'Inde. L'une des plus vieilles cultures de l'Asie avec son riche et puissant soc religieux est alors confrontée aux pénétrations arabo persanes, puis mogholes elles-mêmes parcourues par un double courant sunnite et chiite. Une autre menace à la fois religieuse, économique et politique vient d'une puissance coloniale de l'occident chrétien, le Portugal avec ses soldats, ses commerçants, ses missionnaires. Les cours qui jalonnent l'Inde entretiennent des relations souvent conflictuelles en raison de leur appartenance religieuse, mais pas seulement. Au demeurant, ces relations sont marquées par : « l'utilisation effective et répétée des affronts et des insultes » ce qui, de l'aveu de l'auteur, « nous laisse percevoir l'intimité profonde existant entre ces cours » On peut comprendre !

            Le Canon, est emblématique du deuxième chapitre. Doublement étranger : apporté par les Turcs, puis par les Portugais, il représente l'arme des « Martyrs de cour » et fit périr les plus valeureux des leurs qui, tels Luis Monteiro et ses hommes, refusèrent d'abjurer leur foi. Leur épopée fut relatée en 1615 par Manuel Godinho de Eredia (1558-1623) dans son Histoire des services et du martyr de Luis Monteiro Coutinho. On pourrait croire à tort que le martyr était dévolu aux seuls chrétiens. En l'occurrence, une différence de taille fut réservée aux musulmans: le sabre remplaça le canon  pour Zain-ud-Din « homme d'apparence très droit et de grande vertu » et Nurullah Shustari, un immigrant persan condamnés tout deux à mort au seul motif qu'ils étaient chiites - ce qui était grave et malheureusement, fortunés ! Point de canon non plus pour Argan[3]  le cinquième gurū des sikhs qui périt sous le règne du quatrième Grand Moghol de l'Inde, Jahānghīr pour de sombres mobiles politiques, familiaux, religieux.

            Le Pinceau enfin, symbolisera le troisième chapitre, l'ultime tableau de cette trilogie devenue triptyque dès lors qu'on a pris conscience de l'influence considérable que l'Europe a exercée sur l'art indien, la peinture moghole en particulier. Il s'intitule les « Représentations de cour». Selon le vœu de l'auteur, on y privilégiera : « les questions de circulation culturelle entre des cours très éloignées ». L'extraordinaire richesse de ce livre qui embrasse deux siècles et demi de l'histoire des relations entre les cours d'Europe et d'Asie, tient autant aux faits relatés qu'aux réflexions qu'il suscite. Examinons, un instant, la notion difficilement soutenable de nos jours d'« incommensurabilité culturelle » qui voudrait considérer chaque culture comme imperméable à une autre du fait même de sa cohérence, tout en reconnaissant qu'il demeure toujours en chacune une part aussi infime soit-elle d'inaccessible aux autres.

            Livre magnifique à lire et, plus encore, à relire.

                                                                                                    


[2]Gaja en hindi, symbolisant l'alpha et l'oméga, chez. Ganesha, le dieu à tête d'éléphant.

[3]Sans doute variante graphique d'Arjun dev.