L'Algérie face à la catastrophe suspendue : gérer la crise et blâmer le peuple sous Bouteflika (1999-2014)

Recension rédigée par Jacques Frémeaux


Sous ce titre déjà explicite, l’auteur a voulu décrire la manière dont le régime représenté, encore plus que dirigé, depuis 1999, par le président Abdelaziz Bouteflika a pu se construire et se prolonger au long de ses trois premiers mandats successifs. Derrière l’apparence d’un pouvoir présidentiel de plus en plus fantomatique, il montre la réalité d’un « cartel » qui regroupe membres du personnel politique, généraux, technocrates de la haute fonction publique, hommes d’affaires, selon une composition qui est loin d’être figée. Ce « cartel » est parvenu au pouvoir à l’issue de la guerre civile des années 1991-1999, elle-même résultat d’une crise économique et politique latente depuis la fin des années 1970. Il s’est imposé à travers le contrôle des agents du pouvoir (administration, police, armée), et la gestion des finances publiques (en premier lieu la rente pétrolière, qui permet d’apaiser les éventuelles colères par des allocations bien ciblées, comme la subvention des denrées de première nécessité). Ainsi « l’ordre se caractérise par la capacité de ses tenants à gérer la population dans le cadre d’une économie politique de la privation et de la redistribution » (p. 328).

Cet ordre s’exerce au nom d’une démocratie à géométrie variable, qui sait se montrer, selon les besoins, débonnaire ou autoritaire, en jouant sur les limites très imprécises du champ des libertés publiques et individuelles. Le système profite aussi de la peur qu’inspire l’évocation de la « décennie noire », dont il se vante d’avoir fait sortir l’Algérie et dont il se prétend seul capable d’empêcher le retour. Face à lui, les oppositions sont fragmentées, peu en état de proposer un projet politique et économique alternatif valable, et surtout de présenter un modèle autre que celui d’un groupe de dirigeants guidant un peuple jugé immature (« peuple-enfant ») selon les mêmes principes de gouvernance prétendument éclairée. De son côté, la masse de la population n’a guère de confiance dans ces dirigeants accusés d’avoir trahi les idéaux de la Révolution, et de faire bon marché de la Nation et de la Démocratie. Cette suspicion, illustrée par d’innombrables rumeurs dénonçant l’action de l’étranger, notamment celle de la France « colonialiste », contribue un peu plus à figer les évolutions, en opposant les masses aux élites dans une méfiance réciproque.

On regrette évidemment que Thierry Serres n’ait pas ajouté à son livre un chapitre qui mènerait son lecteur jusqu’au départ du président, et aux incertitudes actuelles. Il n’empêche que cet ouvrage apporte en soi une très importante contribution à qui souhaite comprendre les évolutions (ou les blocages) qui touchent l’Algérie d’aujourd’hui. Il est en effet riche en réflexions théoriques, étayées par une importante bibliographie, mais aussi en témoignages, voire en anecdotes, recueillis sur le terrain. On dira pour finir que le lecteur ne peut s’empêcher, en lisant ces pages consacrées à l’Algérie, d’établir quelques comparaisons avec la manière dont la classe dirigeante française tente aujourd’hui de gérer les conséquences des profondes transformations révélées à partir de la crise de 2008, accentuée par la montée du terrorisme. On réfléchira notamment à la phrase (à lire naturellement cum grano salis) : « la crise qui s’éternise est devenue un moyen de gérer le pays en imposant un ordre sécuritaire et une économie basée sur le manque » (p. 276).