Christianisme et esclavage

Recension rédigée par Jean-Loup Vivier


Peu de sujets sont aussi brûlants, aussi présents dans les esprits, même s'ils le sont de façon sourde, aussi polémiques aussi, que les rapports qu'entretiennent le christianisme et l'esclavage. Il fallait le grand spécialiste de la question de l'esclavage qu'est Olivier Grenouilleau pour traiter du sujet. En fermant le livre, nous avons le sentiment qu'il sera difficile à un autre chercheur d'apporter de nouveaux éléments.

Le christianisme peut être envisagé du point de vue de la doctrine, mais aussi de l'histoire.

L'Ancien testament acceptait parfaitement l'esclavage et le Lévitique et le Deutéronome contiennent même une sorte de code de l'esclavage. Et l'épisode de la nudité de Noë révélée aux yeux de Cham a été utilisée par certains pour justifier l'esclavage des Noirs, qui seraient les descendants de Cham ... Le Christ, ensuite, ne s'est point aventuré sur la question. Son royaume n'est pas de ce monde, l'esclavage relève de César, peut-on penser. L'auteur se risque ensuite à aborder la théologie paulinienne sur l'esclavage, car l'apôtre des gentils nous a laissé dans ses épitres ses réflexions sur l'institution servile.

Ce que nous apprend l'auteur sur l'histoire de l'esclavage en terre chrétienne remet en question des idées reçues. Ainsi, contrairement à ce que l'on nous a habitué à croire, l'esclavage n'a nullement été remplacé par le servage, mais il a coexisté avec lui, au moins jusqu'à la fin du premier millénaire. Au IXe siècle, Verdun est identifié comme principal marché aux esclaves du royaume franc et ... grand centre de castration !

Mais la vérité la plus importante sur laquelle l'auteur lève le voile couvre à peine plus d'un siècle : 1434 à 1537. Au XIVe siècle, Portugais et Espagnols découvrent les îles Canaries, que peuplent les Guanches, une population d'origine berbère. Les malheureux autochtones vont être les victimes de chasseurs d'esclaves. Le pape Eugène IV va intervenir avec vigueur. La bulle Creator omnium de 1434 excommunie les hommes qui enlèveraient des Canariens convertis pour les vendre comme esclaves. Moins d'un mois plus tard, l'encyclique Sicut dudum rappelle qu'un chrétien ne peut être réduit en esclavage par un autre chrétien, ce qui constitue une innovation considérable.

En 1454, une caravelle espagnole est appréhendée sur les côtes d'Afrique par des marins portugais, qui la conduisent vers le Portugal, avec équipage et cargaison. La Castille menace d'entrer en guerre. Alphonse V en appelle au pape. Nicolas V, dans la bulle Romanus pontifex de 1455, rappelle qu'il a déjà concédé au roi Alphonse le droit de réduire les "païens et autres ennemis du Christ à la servitude perpétuelle", il étend le droit de conquête au-delà des caps Bojador et Noun, à la Guinée et aux régions situées plus au sud de ces rivages. La défense de la foi, voire le prosélytisme s'accommodent de la mise en esclavage des païens, pourrait-on conclure.

Trente-sept ans plus tard, c'est la découverte du Nouveau monde, et l'auteur fait justice de l'attitude prétendument contradictoire de l'Église qui admettrait l'esclavage des Noirs et réprouverait celui des Amérindiens. Probablement est-ce là le moment le plus inattendu et le plus riche d'enseignement de son livre. Les bulles Veritas ipsa et Sublimis Deus de 1537 interdisent la mise en servitude des "Indiens et des autres peuples qui pourraient plus tard être découverts par les chrétiens". Les Noirs n'ont pas été "découverts" après 1537, ils ne sont donc pas concernés.

Pourquoi cette différence de traitement entre Noirs et Indiens ? Souvent, on lit que cette différence s'expliquerait par la relative faiblesse physique des Indiens qui aurait voué la race à l'extinction si on l'avait maintenue sous un régime de servitude. L'interprétation par l'auteur de la démarche pontificale est très éloignée de la doxa en vigueur. Le pape Paul III intervient dans un contexte où la nature humaine des Indiens est mise en doute. En revanche, l'appartenance des Noirs à l'espèce humaine ne pose pas problème, "l'image du Noir n'est pas négative dans l'Europe de la fin du Moyen Age. Comme l'attestent les représentations du Roi mage Balthazar ou de saint Maurice sous les traits d'Africains" (p. 267). Aussi l'évangélisation des Noirs est-elle parfaitement acceptée. Dans l'esprit du pape, admettre la servitude des Indiens serait entériner l'idée qu'ils ne seraient pas des hommes, et que par conséquent on ne pourrait pas les évangéliser. Le raisonnement du pape est l'aboutissement de ce que l'auteur qualifie de "sorte de pirouette", et nous aimerions en apprendre davantage grâce à de prochaines publications.

Après cette révélation qui bouleverse les certitudes actuelles, tout ce que l'auteur nous apprendra paraîtra fade. Il convient toutefois de souligner que la traite négrière n'est pas venue prendre le relais de l'esclavage des Indiens. C'est l'économie de plantations qui a bénéficié de l'apport de la traite, or cette économie a peu concerné l'Amérique hispanique.

Il y aurait bien d'autres apports de l'auteur à signaler, mais qui nous paraissent mieux connus ou moins importants. Citons tout de même l'action des pirates barbaresques qui ont jeté dans l'esclavage plus d'un million d'Européens, ce qui donne à l'auteur l'occasion de s'intéresser à l'action des ordres religieux investis dans le rachat des captifs. Encore l'absence de trouble de conscience chez ceux qui, chrétiens, participaient à la traite. L'utilisation du livre de raison d'un marin nantais, devenu armateur, est particulièrement intéressante. Enfin, l'étude de la part du christianisme dans les motivations des abolitionnistes amène l'auteur à s'attacher au parcours de certains individus, notamment protestants. Nous retiendrons particulièrement le camisard Benezet.

Il en conclut qu'une même source d'inspiration peut conduire des hommes à des choix diamétralement opposés. Les États-Unis n'ont renoncé à l'esclavage que trente ans après le Royaume-Uni.