Esclaves et résistances à l'île Bourbon, 1750-1848 : de la désobéissance ordinaire à la révolte

Recension rédigée par Dominique Barjot


Docteure en histoire, Audrey Carotenuto a enseigné à l’Université de Provence et à l’ESPE d’Aix-Marseille. Aujourd’hui professeure d’histoire-géographie dans le secondaire, sa thèse de doctorat, soutenue en octobre 2006, portait sur les résistances à l’esclavage à l’pile Bourbon et a reçu le prix Mémoire de l’esclavage. Vingt ans après son arrivée à l’île de la Réunion, A. Carotenuto a repris son œuvre, en procédant à une mise à jour historiographique exemplaire, bénéficiant notamment des relectures expertes de Colette Dubois, Hubert Gerbeau et Jacques Weber. Le livre traite du dernier tiers de l’esclavage légal. À travers l’investigation des archives judiciaires et une étude quantitative rigoureuse, l’auteure interroge les spécificités des résistances serviles : entre préservation, rupture et agression, la résistance prend surtout la forme d’actions ordinaires et vise à limiter la coercition. De ce fait, les insurrections serviles récurrentes dans l’histoire négrière n’ont rien à voir avec une résistance nationale.

L’introduction (p. 9-30) cerne bien le sujet. Rappelant que la société légitime deux notions antinomiques, la force et le droit, l’auteure met en lumière l’originalité de l’île Bourbon, d’abord découverte sans occupation par les Arabes, les Portugais, puis les Hollandais, avant que les Français, venus de Madagascar, n’y organisent la traite, à partir de la fin du XVIIe, puis, au XVIIIe, une agriculture d’exportation. Vers 1750, s’ouvre le dernier siècle de l’esclavage légal, auquel met fin, en droit, l’instauration, en France, de la Deuxième République. Vers 1850, l’île passe ainsi de la société de plantation esclavagiste à celle de la colonisation de peuplement. Or, dans l’Océan indien, l’histoire de l’esclavage reste largement à construite en comparaison de ce qui s’est fait en Amérique. Le sujet demeure très discuté entre historien : trois générations se sont succédées, autour de la question de la datation des origines de la traite : aujourd’hui, la troisième tend à revenir à l’idée que celle-ci a toujours existé, ne se limitant pas à celle, occidentale de la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais en y intégrant celles pratiquées par les mondes arabes et asiatiques, revenant ainsi aux intuitions de la première génération. De même, tout en cherchant à se démarquer des analyses nord-américaines, les historiens tendent à remettre en cause l’idée d’un esclavage plus doux dans l’Océan indien que dans les mondes atlantiques.

Reste à définir ce que signifie le terme résistance. S’il s’agit d’une résistance contre l’ordre colonial, la désobéissance servile qu’elle implique n’épouse pas toujours des formes spectaculaires de rébellion. En revanche, les sources judiciaires montrent que le délit oblige la société à voir l’esclave comme un homme et qu’il n’est pas nécessaire que ce même esclave se pense résistant pour l’être. Cette thématique de la résistance servile a émergé dans les années 1960 et 1970 à propos de l’Afrique : ainsi, dans les Mascareignes, avec des auteurs comme J. Barrassin, P. Eve et, surtout, Hubert Gerbeau[1]. En résulte un renversement historiographique : d’un esclavage doux et paternel, l’on passe à un autre, cruel et inhumain, accompagné d’une remise en cause de l’opposition Antilles-La Réunion. Mais les résistances serviles demeurent un sujet sensible, voire « tabou » : en effet la montée des revendications identitaires a abouti à l’image d’une résistance idéalisée par les « descendants d’esclaves », tandis que l’extrême-gauche réunionnaise a institué les esclaves récalcitrants au « maquisards ».

Pour y voir clair, une méthodologie réellement scientifique s’impose. A. Carotenuto s’est appuyée sur la mobilisation de sources judiciaires en partie inédites et issues principalement de deux centres d’archives : les Archives départementales de La Réunion et celles d’Outre-Mer (CAOM d’Aix-en-Provence). Elles ont été enrichies de celles des Lazaristes et des Spiritains. Elles ont servi de fondement à la constitution d’une base de donnée ne prétendant pas à l’exhaustivité, mais représentative, du fait du croisement de critères de sélection pertinents et d’un choix de variables argumentées. Elle s’organise autour de l’identification de dix catégories de délits, crimes : le vol ; les voies de fait ; les viols ; les suicides ; le marronnage ; l’insubordination ; l’incendie volontaire ; l’homicide avec ou sans préméditation ; les complots serviles ; les délits de faux et usages de faux. Au total, cette base donnée couvre la période 1750 et 1848. Elle concerne 1277 affaires, 2025 inculpés, 1229 coupables, 101 suicides et 322 acquittés.

L’ouvrage s’articule en deux parties. La première s’intitule « Acteurs et composantes des résistances serviles » (p. 33-202). Elle comporte six chapitres : démographie et résistance (genre et âge, p. 35-56), origines et résistance (y compris l’étude des itinéraires, p. 57-80) ; professions et résistances (fonctions socio-professionnelles, p. 82-102) ; géographie et résistance (les mobilités des esclaves récalcitrants, p. 103-124) ; rythmes et résistance (p. 125-156) ; victimes et réactions coloniales (impact sur la société coloniale, p. 157-202). L’ensemble de ces chapitres obéit à une progression commune : contexte, état des lieux de la variable, comparaison population de référence-échantillon des résistants, croisement des deux variables).

La seconde partie élabore une « Typologie des résistances serviles » (p. 203-442). Reprenant une classification classique définie par l’historienne J. Fillope, pour les sociétés des Antilles et des Caraibes, A. Carotenuto retient trois grands chapitres. Le premier examine « Les résistances de préservation, chapitre 7, p. 209-278). Elles correspondent à un ensemble de pratiques matérielles (vol, refus de travail, économie parallèle), culturelles (contes, chants, danses, cultuelles et médicales) et sociales (instruction, refus des naissances). Le chapitre 8 s’intéresse aux résistances-ruptures (p. 279-316), par lesquelles l’esclave affirme sa personnalité et aspire à une vie nouvelle (marronnage, fuite par mer, vagabondage). Quant au chapitre 9, il se focalise sur les résistances-agression (p. 317-442). Elles visent à briser les chaînes de l’esclave par la violence, de la plus bénigne à la plus radicale : violences ordinaire (vols, insubordinations, voies de fait), indirecte (avortement/abandon/infanticides, suicides, viols) ou radicale et sans retour (incendie volontaire, homicide, complot servile).

L’auteure aboutit ainsi à des résultats scientifiques assez robustes, tout en reconnaissant les biais spécifiques aux archives judiciaires et en appelant à de comparaisons avec Maurice et les Antilles (conclusions, p. 443-450). Ces résultats concernent à la démographie : si les hommes sont largement majoritaires dans la résistance et plus enclins aux révoltes frontales, les femmes se tournent plus fréquemment vers le marronnage l’insubordination et le suicide. Quant à la pyramide des âges, elle se calque sur celle de la population globale. Géographiquement, il existe un contraste marqué entre pôles principaux (Saint-Denis, Saint-Paul) et pôles secondaires. En même temps, alors que les foyers anciens du nord s’illustrent davantage dans les délits de désobéissance, ceux du sud, plus récents, manifestent plus de radicalité. Chronologiquement les pics de résistance correspondent aux évènements historiques majeurs (Révolution française, prise de possession anglaise en 1810, révolution de juillet 1830, abolition de l’esclavage à l’île Maurice en 1835, année 1847 précédant l’abolition. Il en ressort que la perspective abolitionniste n’a pas eu d’effet apaisant.

D’un point de vue sociologique, la base de données livre des enseignements particulièrement intéressants. En premier lieu, les créoles constituent la première force résistante, parce que majoritaires au sein de la population servile totale, mais leur résistance est d’abord matérielle (majorité de voleurs), tandis que les Malgaches sont en majorité des « marrons » (proximité de leur île) et que les noirs nouveaux, non assimilés sont les plus violents (majorité de voies de fait et de meurtres). En second lieu, la base majoritaire et la plus défavorisés de la société que sont les « noirs de pioche » résiste relativement beaucoup moins que les « noirs à talent ». Néanmoins, si le niveau social constitue un moteur de la résistance, il ne pousse pas à la radicalisation. En troisième lieu, si l’on considère les victimes, la résistance frappe majoritairement les libres, mais pour des délits mineurs, tandis que les esclaves sont fréquemment l’objet de voies de fait ou de meurtres. Enfin, la justice s’inscrit dans une logique esclavagiste et productivité : les peines lourdes sont moins systématiques que les délits mineurs, les femmes sont proportionnellement plus frappées que les hommes, la justice module ses peines en fonction de la valeur statutaire des victimes et la rigueur des peines ne subit aucune atténuation, malgré les velléités d’adoucissement de la monarchie de Juillet.

En définitive, la rébellion semble naturelle dans une société coercitive, la résistance exprimant l’ensemble des stratégies d’adaptation mise en place par l’esclave pour supporter la coercition. En même temps, la douceur de l’esclavage n’est qu’un mythe. La société coloniale de Bourbon, parce que très conservatrice, a mis en place un schéma répressif d’une grande efficacité. Fondé sur la cohésion et l’union de tous rouages coloniaux (justice, police, administration colons, maîtres), ce schéma condamne toute révolution noire à La Réunion. Néanmoins, c’est la résistance noire qui a conduit l’une des colonies les plus conservatrices à concéder une amélioration des conditions de vie, puis une liberté devenue une doléance internationale, sans que pour autant, il y ait en besoin de héros révolutionnaires. Si l’on peut regretter l’absence d’un index nominum, l’ouvrage s’accompagne d’une présentation très complète des sources, d’une abondante bibliographie actualisée ainsi que d’utiles annexes méthodologique.



[1] Hubert Gerbeau, L’esclavage et son ombre, l’île Bourbon aux XIXe et XXe siècle, thèse d’Etat, dir. G. Chastagnaret, Université d’Aix-Marseille, 2005.