Prophète en son pays

Recension rédigée par Christian Lochon


Interdit d’enseignement, le Pr Gilles Kepel intitule son nouvel ouvrage Ecce Homo (p.297). Dans ce plaidoyer contre son anathématisation par des jihadistes de nationalité française (p.267), il reprend les publications de ses recherches sur le terrain dont nous avions ici même recensé deux : La Fracture, Gallimard 2017 et Le Prophète et la pandémie, Gallimard 2021. Directeur de recherche au CNRS en 1995, professeur des universités en sciences politiques en 2001 (p.169), l’auteur et le Pr M. Arkoun furent les deux seuls membres arabisants de la Commission Stasi en 2003 (p.190). G. Kepel n’hésita jamais à aller enquêter sur place et prendre des risques en le faisant. Lorsque le directeur de Sciences Po ferma les formations en master et doctorat sur le monde arabe (p.201), l’auteur fut contraint de quitter l’Institution puisque les enquêtes sur le Jihad étaient mal vues du CERI qui refusait tout financement. Recruté à l’E.N.S. (p.82), il devra la quitter. Si le Pr. Rémy Leveau lui obtint le soutien de la Fondation de France pour se rendre en Indonésie, au Pakistan, en Afghanistan et en Afrique Noire (p.120), la Commission CNRS dont il dépend jugera La Revanche de Dieu sans « aucune valeur scientifique » (p.84). Quand M. Kepel se voit confier par le Premier Ministre Manuel Vals une Mission d’analyse et de prospective sur les études françaises portant sur la Méditerranée et le Moyen-Orient, où il décrit le dysfonctionnement de la recherche universitaire française sur cette région après avoir rencontré 361 interlocuteurs dont 263 dans 18 pays étrangers entre février et décembre 2014, le rapport non lu par les responsables politiques partit directement à la broyeuse (p.233).

Le Moyen-Orient lui est bien connu ; coopérant civil à Assiout, il décrivit les islamistes radicaux de la Faculté de droit (p.17) ; en 1979, étudiant à Sciences Po, on lui confie une mission exploratoire au Caire pour observer ces Frères Musulmans auxquels presque personne ne s’intéressait (p.25). Il préviendra que l’adhésion au concept de jahiliyah conduit à détruire les Bouddhas de Bamyan en mars 2001 et à ravager le site de Palmyre en suppliciant son Directeur en février 2015 (p. 118). Au Qatar, la chaîne Al Jazira, depuis 1990 glorifie l’héroïsme des martyrs, légitimant la terreur par l’énoncé du verset coranique VIII 60 « Rassemblez tout ce que vous pouvez comme force pour terroriser l’ennemi d’Allah et le vôtre » (p.140). L’ampleur de la campagne anti-française relayée par cette télévision frériste fut facilitée par l’incapacité de l’État français d’y répondre en arabe à cause de l’effondrement des études arabes et islamiques et de la promotion d’incompétents dans les positions mandarinales, doublés de compagnons de route de la mouvance islamiste (p.295). Pour ce qui concerne la Syrie, l’auteur et Olivier Mongin publièrent L’Etat de Barbarie, analyse visionnaire de la guerre civile qui allait éclater en Syrie, de Michel Seurat, assassiné par le Jihad Islami le 5 mars 1986 au Liban (p.213). Evgueni Primakov, ancien ambassadeur russe à Damas devenu Premier Ministre, avait expliqué à l’auteur que l’intervention russe en Syrie était d’anéantir les groupes rebelles islamistes et le projet sunnite radical mondial (p.241). Dès 2013, le soutien aveugle par l’Europe d’une insurrection syrienne fournira un camp d’entrainement aux jihadistes (p.244). Quant au maintien en vie de Ben Laden, figure emblématique de la terreur pour l’Occident, il permit la sécurisation efficace de l’État d’Israël de 2001 à 2011 (p.146). L’auteur décrit aussi l ’affrontement chiito-sunnite ; ainsi, l’expulsion des Soviétiques de l’Afghanistan permit aux sunnites de damer le pion à l’islam chiite mais la fatwa de Khomeiny contre Rushdie opposa au succès militaire sunnite une victoire médiatique chiite (p.126). En Irak, Al Qaïda, sunnite, non acceptée par les chiites, fut marginalisée. En 2004, les milices chiites manipulées par l’Iran plongent le pays dans la guerre civile, avec comme conséquence la naissance de Daech ultrasunnite (p.150).

L’auteur remarque que l’irruption de l’islamisme politique sur le sol occidental coïncide avec l’effondrement du communisme à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989 (p.99). Pour ce qui concerne la France, son œuvre avait pour but d’exposer le système social, politique, religieux des jihadistes face à la vulgate islamo-gauchiste cultivant l’excuse sociale qui, après le Bataclan, ne lui semblait plus tenable intellectuellement (p.261). Le manuel d’Abou Moussab Al Souri (Alep 1957), ayant résidé dix ans en Europe, Un Appel à la Résistance islamique mondiale, attire son attention ; la présence considérable de jeunes musulmans mal intégrés socialement mûrs pour déclencher un jihad de guerre civile sur le Vieux Continent y est soulignée (p.164) ; ce livre influencera Mohamed Merah en 2012 lorsqu’il tuera des soldats français de religion musulmane, un enseignant et des enfants juifs (p.239). La norme socioreligieuse islamique est prégnante et contredit la législation française comme la bigamie ou l’abattage du mouton à domicile (p.178). En 2010, l’exigence du caractère halal de la nourriture devient un préalable à toute convivialité (p.179). Banlieue de la République en 2012 mit à jour l’importante mutation sociopolitique de l’islam de France dont ni la société ni l’État n’avaient alors conscience (p. 186). Des « jeunes » pour la plupart enfants d’immigrés nord-africains narguent la police par des rodéos de voitures volées puis affrontent les forces de l’ordre dans les cités, zones où la citoyenneté fait justement défaut (p.38). En 1989, Pierre Joxe crée le CORIF au bénéfice des Frères Musulmans par défiance de la Grande Mosquée de Paris d’influence algérienne (p.189) mais les accommodements avec les Frèristes ne prémuniront pas notre pays contre les massacres sur notre sol (p.233).

L’auteur en se concentrant sur ce gigantesque tabou social va se heurter à la violence des réactions pour avoir enfreint l’omerta du prêt à penser (p.39) sur la montée en puissance d’une identité communautaire forte revendiquée comme telle dans la jeune génération éduquée et socialisée en France (p.65).  Le milieu gauchiste va l’anathématiser comme apostat (p.40) et le mandarinat universitaire rester d’autant plus sourd qu’il ne voulait point se donner les moyens d’entendre (p.43). Les sociologues institutionnels de l’immigration dont aucun n’est arabisant n’ont cure de la dimension islamique (p.67). Les monstres jihadistes des années 2010 à 2020 ont été engendrés par un sommeil de la raison qui dure depuis le dernier quart du XXe siècle (p.68). Presque personne dans les institutions françaises en 1985 ne voit rien venir de ce qui causera un bouleversement majeur de notre nation (p.50). Le Parti Communiste et l’Alliance des Gauches avaient encouragé les prières collectives dans les usines pour conserver leur électorat (p.64). Les oukases délirants des décoloniaux et des wokistes ont envahi le monde universitaire en faisant prévaloir l’idéologie sur la connaissance (p.107). L’auteur vit alors sous protection policière à la suite de sa condamnation à mort par un jihadiste de Daech le 13 juin 2016 (p.95).

La remarque de l’auteur sur « la virulence des conflits universitaires qui n’a d’équivalence que la médiocrité de leurs enjeux » (p.90) pourrait servir de conclusion et la nouvelle tactique des entrepreneurs culturels de l’islamisme d’adopter une posture de victimisation (p.290), d’avertissement à plus de vigilance.