Rendez-vous à Dabiq : la théologie apocalyptique du groupe

Recension rédigée par Christian Lochon


M. Othman El Kachtoul, sous-directeur au Ministère français des Affaires Étrangères, publie sous ce titre sa thèse soutenue récemment à l’Université de Strasbourg sous la direction du Pr. Éric Geoffroy. Cet ouvrage pose comme hypothèse que le GEI (Groupe État islamique) ou Daech est motivé par un idéal millénariste, que sa propagande peut être considérée en grande partie comme une littérature apocalyptique (p.48) et que pour comprendre la dynamique politique des pays musulmans, il faut avoir une connaissance approfondie des principaux penseurs islamiques, médiévaux et contemporains (p.376).

Les commentateurs du Coran insistent sur le rôle éminent du Prophète pour ses congénères comme l’indiquent les versets VIII 33 « Allah n’est point tel qu’Il les châtie alors que tu es au milieu d’eux » et XXXIII 6 « Le prophète a plus de droit sur les croyants qu’ils n’en ont sur eux-mêmes et ses épouses sont leurs mères ».Néanmoins, en affirmant qu’il recevait des révélations de Gabriel, Mohamed se plaçait au-dessus de la hiérarchie tribale, du Clan Qoraïsch. Il devra fuir à Yathrib (p.75). Cette « Hijra » sera reprise par le GEI. Plus tard, l’ascendance prophétique des Abbassides leur garantira le pouvoir politique. Ils adopteront, avant Daech, le drapeau noir de Mohamed (p.257), dont le prétendu sceau provient d’un « manuscrit » rédigé par Alphonse Beli en 1854.Les corpus de hadiths sont souvent tardifs, justifiés par les versets III 32 et 132, XVI 44, comme celui concernant la prière qui n’a pas de trace dans le Coran. D’ailleurs le Prophète ne voulait pas de recension écrite de ses propos afin d’éviter le risque de confusion entre ses paroles et le Coran (p.85).

Pour l’auteur, contrairement au slogan adopté par Al Qaradawi « l’islam est la solution » comme modèle de société (p.149), l’utilisation de sources scripturaires jamais passées à la critique est forclose ; pourtant, la Critique du Sahih de Boukhari a été mise au pilon au Maroc. Mais la grille de lecture religieuse ne suffit plus ! les autorités religieuses sont désarmées. Les théologiens sunnites avaient condamné les attentats-suicides du Hamas, dans les années1990, pour le meurtre des civils et le suicide des auteurs, utilisés en Irak contre des musulmans après l’invasion américaine (p.44). A Amman, en juillet 2005, la déclaration finale du Colloque de 120 oulémas au sujet de la guerre entre chiites et sunnites en Irak adoptera « la condamnation de mettre en œuvre le takfir (excommunication), de faire couler le sang des musulmans qui croient en Dieu, en son Prophète et aux piliers de la foi ». Au Caire, en 2013, les oulémas appellent au djihad en Syrie mais le Grand Imam d’El Azhar refuse le recours au takfir pour éviter la fitna (p.13). En mars 2014, l’État saoudien déclare que le Hezbollah, les Frères Musulmans Al Nosra et Daech sont des « organisations terroristes » (p.16).

Les Salafistes avaient réclamé le retour au début de l’islam et mis en valeur le concept « Al Walâ wal Barâ, », loyauté et reniement, (p. 153). Le GEI impose la non-participation à des fêtes chrétiennes (p.184) et de ne pas faire de traité avec des États non musulmans (p. 187). Le jihad, défini particulièrement dans le Coran aux versets XXII 39 et 40 (p.173) et que l’Empire ottoman utilisa comme guerre défensive contre un ennemi non musulman (p. 176), tue en quelque sorte la religion qu’il prétend défendre (p.371). L’invasion soviétique revitalisa le « djihad par l’épée », faisant éclore Al Qaïda qui s’attaquait à l’ennemi intérieur ; son émanation, le GEI, attaque l’ennemi intérieur, les apostats. Mais les musulmans ne sont plus en mesure politiquement ou militairement d’imposer la charia au monde (p.373).

Parmi les dirigeants du GEI, Abu Musab Al Zarqawi, né en Jordanie, semi analphabète, formé par le Tabligh (p.160), dirige à Peshawar le Bureau de recrutement d’Al Qaïda puis les mouvements Tawhid wa Jihad, Al Qaïda fil Iraq, Daech. Il aura commis de nombreux attentats-suicides en Irak contre des chiites, défiant Ben Laden, pour faire émerger le califat.

Parmi les théoriciens du GEI, Abu Mohamed Al Maqdisi, Koweïtien, publie Milat Ibrahim, livre fondateur du djihadisme contemporain accusant d’apostasie les dirigeants des États musulmans qui ne se conforment pas à la charia (p.165). L’Égyptien Abderrahmane Al Muhajir (p.208) cautionne les attentats suicides dans son Fiq ElJihad ou Ad Dam et le meurtre des civils non-musulmans (p.214). L’Alépin Abu Musa Al Suri, né en 1958, est le théoricien du jihad apocalyptique dans son ouvrage, Prêche de la Résistance islamique mondiale (p.239), jugeant que la corruption des oulémas est un problème majeur. Abu Bakr el Naji dansDirection de l’Ensauvagement (2004) recommande la guerre totale en renversant les dirigeants et proclamant l’État islamique (p.216). Le Dr Fadl dans son Appui à la préparation au Jihad (p.154) juge que le califat ne peut être érigé que sur des cadavres.

Les concepts apocalyptiques manquent dans le Coran (p.31) qui est un texte eschatologique et non millénariste (p.365). Tandis que la nature apocalyptique du GEI permet d’en comprendre l’organisation, ses motivations et sa stratégie (p..51). Le GEI se distingue d’Al Qaïda par le narratif apocalyptique qu’il tire de sa lecture des sources scripturaires réputées canoniques (p.54) et des mots-clé « L’Heure du Jugement », « Le Dernier Jour », « Fitna » ou période troublée (p.66), qui apparaît quatre fois : le califat d’Ali (656-661), la dissidence d’Abdallah Al Zubayr (680-692), la révolte abbasside (747-750) et l’apparition du Dajjâl (p.103). Le Cycle du Dajjâl (p.90), non mentionné dans le Coran, est la figure la plus citée dans la littérature apocalyptique (p.93), comme l’infidèle opposé aux lois d’Allah, assimilé aux États-Unis (p.128). Le Cycle de Yâjûj et Mâjûj (p.107) apparait dans le Coran, XVIII 93 à 98 comme dans la Bible, Gen.10. Les apocalyptistes radicaux interprètent selon leur propre grille de lecture les événements générés par les islamistes radicaux (p.113). Le topos apocalyptique de Daech s’est construit à partir de la montée des « conspirations » visant l’islam sunnite attribuées à Israël, aux États-Unis, à l’Iran et aux chiites (p.109).

Othman explore le potentiel eschatologique du Coran et des sources islamiques classiques (p.15). Puisque Dieu jugera publiquement toute l’humanité rassemblée (p.34), l’eschatologie demeure une dimension constitutive de l’histoire (p.29). Sur les 70.000 Daechis, 28.000 jeunes combattants européens et asiatiques sont venus en Syrie et en Irak, (p.320) succombant à l’attrait nihiliste de précipiter la fin du monde, rehaussé par un marketing de l’apocalypse hollywoodien moderniste (p.57). Cet acte final se déroulerait dans la région nord de la Syrie, l’Ahmaq, dans la localité de Dabîq près d’Alep (p.55). Au début, en langues occidentales pour les Européens, en arabe aujourd’hui le discours eschatologique traite du recrutement, cite le traité de paix israélo-égyptien, l’invasion soviétique en Afghanistan, la révolution iranienne, la prise d’otages à la Mecque (p.11). La réinstauration de l’esclavage sexuel avant l’Heure du Jugement est justifiée (p.357).

Daech présente des similitudes avec les pratiques du milieu salafiste djihadiste dont il est issu mais avec des utopies politiques extérieures au champ islamique (p.33). Les Daechis réutilisent les noms des Sahaba, Compagnons du Prophète, privilégient le retour à Médine ; Bagdad abbasside ne les intéresse plus car cette dynastie a capté l’héritage du Prophète. Pour eux, les Talibans sont des apostats, les Frères Musulmans aussi parce qu’en prônant des élections, ils récusent le pouvoir de Dieu. Se basant sur le verset IX 20, ils jaugent les musulmans locaux sur leur adhésion au jihad (p.230). Le chiisme est fortement influencé par le judaïsme et le Mahdi massacrera les sunnites (p.333). Daech prétend que ces actions violentes sont en accord avec les préceptes de l’islam (p.330), notamment contre les chrétiens ; en Libye, Daech filme l’égorgement de 21 ouvriers égyptiens coptes en 2015, la Trinité étant assimilée au polythéisme (p.346). Les musulmans en Occident, soit adoptent la religion du kufr (paganisme) propagée par Sarkozy, Hollande, soit ils font leur hijra vers l’État islamique (p.301).Le GEI adopte une logique de fin de civilisation symbolisée par la Grande Épopée, annonciatrice de la fin des temps qui précèdera l’avènement du Jour du Jugement (p.25). Le Mahdi à Damas ou à Jérusalem régnera sur le monde et les musulmans y trouveront refuge face au Dajjâl (p.121).

L’auteur se demande en conclusion si l’islam n’est pas un récit médiéval élevé au rang de dogme, une exégèse surannée qui fait croire à un milliard de personnes qu’elle est comme le donné divin, figée, close et indiscutable (p.370). Les prescripteurs religieux imposent par la force un joug double ; en se libérant de l’un, on risque de se rendre compte de l’illégitimité de l’autre (p.79). La question de savoir si l’islam radical fait partie de l’islam n’a jamais été résolue par les musulmans ; un tiers objectif conclut que l’islam radical est une expression légitime de l’islam (p.320).

Le lecteur averti appréciera la bibliographie spécialisée (p.381 à 394).