Kiarostami . 2 . Dans et hors les murs

Recension rédigée par Didier Mauro


Publié en 2012, Kiarostami II. Dans et hors les murs fait suite à un opus I, premier livre de Youssef Ishaghpour consacré à l‘œuvre du créateur iranien protéiforme Abbas Kiarostami. L’ouvrage précédent avait été publié en 2007 et portait pour titre

Kiarostami : le réel, face et pile.

            Ouvert par une Introduction, Kiarostami II. Dans et hors les murs est structuré en cinq parties :

            De l’amour de la nature à l’amour de la photographie

            De la réalité à l’image

            Cinéma de fiction, fiction de cinéma

            Reproduction sans original

            Écran et transparence

 

            Le livre donne largement la parole à Abbas Kiarostami, au fil des nombreuses citations qui éclairent les analyses de Youssef Ishaghpour.

            De l’amour de la nature à l’amour de la photographie est focalisé sur les recherches de photographe de Kiarostami (tout en faisant référence, aussi, à ses créations en peinture, littérature et cinéma). Dans ce chapitre, l’auteur évoque aussi le cursus de Kiarostami, depuis ses études d’art graphique qui le conduisirent au film publicitaire puis au cinéma. Youssef Ishaghpour rappelle aussi qu’Abbas Kiarostami s’est intéressé à la photographie en même temps qu’au monde rural comme l‘exprime cette citation de Kiarostami : « Mes photos ne sont pas le résultat de mon amour pour la photographie, mais de l’amour que je porte à la nature » (p. 14).

            Permet de comprendre deux axes essentiels : les raisons et méthodes de l’artiste lorsqu’il photographie la nature. Là, une comparaison/opposition est mise en exergue, en laquelle Abbas Kiarostami oppose cinéma et photographie, en termes de pensée, de praxis, et d’élaboration. Youssef Ishaghpour analyse la manière dont l’artiste porte son objectif de photographe vers la nature, en se concentrant, pour l’essentiel, sur des paysages sans présence humaine. Puis De l’amour de la nature à l’amour de la photographie s’achève en évoquant ces moments de mise en abyme que représentent les film Roads of Kiarostami, réalisé par l’artiste à partir de ses propres photographies (film qui se rattache à un travail récurrent des photographes, et présente des similitudes esthétiques avec le film d’Agnès Varda Salut les Cubains[2]) et The Walls consacré à une approche très graphique de murs de maisons.

            Dans la seconde partie, De la réalité à l’image, Youssef Ishaghpour s’attache à étudier les échanges épistolaires entre Abbas Kiarostami et le cinéaste espagnol Victor Enrice. L’échange de courriers entre artistes à propos de leur art est une constante de l’histoire du cinéma, et l’une des plus créatives mises en forme est certainement la remarquable série documentaire de création écrite et réalisée par Chris Marker Le Tombeau d’Alexandre[3], dans laquelle l’œuvre est structurée en lettres écrites par Marker à son ami Alexandre Medvekine. L’échange étant d’autant plus tendu dramaturgiquement que Chris Marker écrit à un mort.

            Youssef Ishaghpour rappelle la poésie des formes d‘envoi imaginaire des missives : « Dans l’une des correspondances, emprise confie une lettre aux flots » (p. 38), ou « soudain, le vent emporte la lettre dans le ciel » (p. 39). Le texte dépasse l’analyse pour rejoindre la pensée de cette très singulière correspondance filmée mise en œuvre durant deux expositions organisées à Barcelone (Espagne) et à Paris (France). Cette collection de « lettres » donne alors l’occasion de concevoir un projet d’échange formel, philosophique et cinématographique, par lequel les deux artistes questionnent leurs univers esthétiques respectifs.

 « La valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que ces événements,

censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente.

Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. »

Claude Lévi Strauss

            DansCinéma de fiction, fiction de cinéma, Youssef Ishaghpour se concentre sur l’étude (relevant objectivement de l’anthropologie visuelle selon les méthodes expérimentées par Jean Rouch) de la pratique cérémonielle Ta’zyé, laquelle est aussi une pratique performative. Youssef Ishaghpour analyse le film documentaire Looking at Ta’zyé. Il rappelle qu’Abbas Kiarostami réunissait en un seul ensemble film documentaire et film de fiction, la lisière entre les deux types de cinéma étant analysée en ces termes par Kiarostami : « Que ce soit du documentaire ou de la fiction, le tout est un grand mensonge que nous racontons. Notre art consiste à le dire de sorte qu’on le croie » (p. 50). Dans cette même partie, Youssef Ishaghpour analyse les films Où est mon Roméo et Shirin, œuvres qui sont l’une et l’autre traversées par la romance écrite par Nezâmî Ganjavi[4] (1140 - 1210) Cette histoire ramenant à l’un des mythes (selon le sens donné par Lévi Srauss dans Mythologiques), les plus anciens du patrimoine littéraire iranien. Ce faisant, Youssef Ishaghpour analyse la dimension ethnoscénologique de l’œuvre de Kiarostami, laquelle transgresse fréquemment les codes dominants des canons de la réalisation cinématographique.

 « Je tentai de tamiser ma lumière en plaçant une glace dépolie entre l'objectif et le modèle, ce qui ne pouvait m'amener à grand chose ; puis plus pratiquement je disposai des réflecteurs en coutil blanc, et enfin un double jeu de grands miroirs répercutant par intermittences le foyer lumineux sur les parties ombrées. J'arrivai ainsi à ramener mon temps de pose à la moyenne diurne et finalement je pus obtenir des clichés à rapidité égale et de valeur tout à fait équivalente à celle des clichés exécutés quotidiennement dans mon atelier. »

Nadar

 Quand j‘étais photographe

            Reproduction sans original est un texte consacré pour l’essentiel à l’analyse du film Copie conforme, que Youssef Ishaghpour situe en ces termes : « Copie conforme est une « oeuvre ». Un projet personnel réfléchi et mûri ». Sachant que cette œuvre procède à un glissement depuis l‘Iran (lieu principal où s‘enracinent les créations de Kiarostami) vers l’Italie de la renaissance (et plus précisément la Toscane). Le film est focalisé sur la relation abyssale entre l’original et la copie, le sujet et le reflet, perd le spectateur dans l’apparence d’une querelle de couple. Et comme l’explique Youssef Ishaghpour, Copie conforme est traversé par le fantôme d’un maître en surréel : Marcel Duchamp. Ce film reçut un prix d’interprétation au Festival de Cannes.

« L’homme a du génie lorsqu’il rêve.  »

Akira Kurosawa

            Le dernier texte, Écran et transparence évoque la rencontre entre Abbas Kiarostami et le cinéaste japonais Kurosawa et analyse le film de Kiarostami Like sommeone in love, tourné au Japon, film qui amena son auteur à faire cette déclaration d’un humanisme universel lors du festival de Cannes : « Je crois maintenant que les hommes sont tous pareils, alors que je pensais que les japonais étaient différents de moi » (p. 91)

            La profondeur de ce livre est inversement proportionnelle à son épaisseur, et ne saurait être restituée dans sa densité en une aussi brève recension. Youssef Ishaghpour, au delà de l’artiste auquel son livre est consacré, permet de prendre toute la dimension de la profondeur de la création cinématographique iranienne, qui explore des champs et des formes inimaginables en ce pays dominé par une dictature passablement obscurantiste depuis 1979.

Ce livre permet de rencontrer, et de comprendre une œuvre protéiforme, poétique, ancrée dans l’histoire la plus ancienne de l’Iran et se situant aussi dans le temps le plus vaste de l’histoire du monde.