La Suisse et la guerre d'indépendance algérienne, 1954-1962

Recension rédigée par Jean Martin


La politique étrangère de la Suisse et son rôle dans les relations internationales sont peu connus, du moins de ce côté-ci du Jura. La publication de la thèse de Damien Carron, soutenue à Fribourg en 2010, est venue opportunément remédier à cette carence.

Dès le début de l'insurrection algérienne, les dirigeants de la Confédération suivirent attentivement le cours des événements et le FLN comprit le parti qu'il pourrait tirer de ce pays. Il apparut rapidement que la Suisse pourrait être amenée à jouer le rôle de lieu de rencontre et de pourparlers: "La neutralité étant un privilège qui nous oblige à prêter nos bons offices " dira plus tard le conseiller Willy Spühler. Trois départements fédéraux (Politique, Militaire, Justice et Police) se trouvèrent impliqués dans les contacts entre les autorités françaises et les représentants du FLN-GPRA.  Les figures de quelques hommes d'Etat sont bien campées, telle celle du conseiller fédéral Max Petitpierre, un Neuchâtelois, membre de l'exécutif et chef de la diplomatie de 1945 à 1960. Beau-frère de Denis de Rougemont, il  fut président de la Confédération en 1955 et 1960 et fut le promoteur de la politique de neutralité active (ou neutralité solidaire).  Le rôle discret et efficace du diplomate Olivier Long, qui maintint le contact avec les autorités françaises représentées par l'ambassadeur Léon Dennery et fut un inlassable  facilitateur pour employer un néologisme (un go between  diraient les Anglais,)est souligné à plusieurs reprises.

Dès mai 1956, Petitpierre déclarait devant le Conseil National qu'il ne voyait d'autre issue à l'affaire d'Algérie que l'octroi de l'indépendance. En octobre de la même année, il qualifiait  le détournement de l'avion transportant les dirigeants du FLN, de guet-apens contraire au droit des gens et lourd de risques.   En revanche, le Département militaire,  dirigé par Paul Chaudet, qui craignait de voir  le communisme prendre pied sur la rive sud de la Méditerranée, se montrait plus réservé. Les retombées pour la Suisse de l'affaire de Suez (octobre 1956) sont bien étudiées pp.134-150. La diplomatie suisse fut chargée des intérêts français et britanniques en Egypte et en Syrie et des avions de Swissair assurèrent l'acheminement d'une force de police internationale. L'hostilité des dirigeants fédéraux à tout projet d'adhésion à l'ONU sortit renforcée de la crise. 

En 1956, le FLN avait ouvert une agence à Lausanne. Elle fut fermée en 1959 et deux de ses membres expulsés pour espionnage et atteinte à la sureté de l'Etat, mais le GPRA eut bientôt un autre bureau, installé dans la villa de l'émir du Qatar à Genève.  En mars 1957, le suicide du procureur général René Dubois, qui avait fourni à un agent du SDECE des écoutes et des documents sur les activités des diplomates égyptiens, suscita une vive émotion et même une vague d'indignation: il y eut dès lors une nette évolution de l'opinion suisse qui vit dans cette collaboration une atteinte à la souveraineté et à la neutralité de la Confédération, et la guerre d'Algérie devint très impopulaire. La presse de Suisse romande, notamment l'influent Journal de Genève, prit dès lors une orientation hostile à la politique française tandis que les réseaux de soutien au FLN s'implantaient dans le pays, avec l'aide de la Banque Commerciale Arabe. L'engagement de Suisses dans la Légion Etrangère et donc leur participation à la guerre d'Algérie était un autre brandon de discorde entre Paris et Berne. Le procès en Suisse de deux ex-légionnaires qui avaient reconnu avoir pratiqué la torture et affirmé qu'elle était pratique courante, suscita de profonds remous dans une opinion hostile à la Légion et d'une manière générale opposée à la vente de la bravoure suisse à des Etats étrangers. En 1957 également, Boumendjel, Ferhat Abbas, Adda Benguettat, Ahmed Francis et leurs familles étaient installés en Suisse, à Berne d'abord puis à Montreux. Max Petitpierre avait insisté pour qu'une autorisation de séjour leur fût accordée.

Au lendemain du référendum du 8 janvier 1961, par lequel les Français avaient largement approuvé sa politique algérienne d'autodétermination, De Gaulle voulut reprendre les contacts avec le FLN qui se trouvaient au point mort depuis l'échec des conversations de Melun en août 1960.  Charles-Henri Favrod, jeune historien  et journaliste à la Gazette de Lausanne, qui avait fait de nombreux voyages au Maghreb et en Afrique Noire (p.295), fut chargé de renouer les fils du dialogue. Favrod faisait partie d'un club informel plaisamment dénommé le Maghreb Circus. Il avait rencontré Boudiaf et était depuis 1957 en contact étroit avec Taïeb Boulahrouf. Etait-il mandaté par Matignon comme on l'a prétendu? Michel Debré avait toujours fait connaître son opposition à toute médiation suisse et on peut penser qu'il avait reçu des instructions directes de l'Elysée. Favrod entra en relations avec Saad Dahlab et Boumendjel, qui rencontrèrent Pompidou, directeur de cabinet de De Gaulle,  à Lucerne le 30 mars 1961. Le principe de négociations à Evian fut arrêté.

Les activités de soutien auprès des Algériens réfugiés sont bien décrites et le rôle de Gertrud Kurz, militante du mouvement chrétien pour la paix, sœur de Reinhard Höhl, ambassadeur de Suisse à Vienne jusqu'en 1958, est évoqué p.348. Disciple et amie de Karl Barth, elle était en relations étroites avec la congrégation des diaconesses de Grandchamp, près de Neuchâtel. Cette communauté et le Mouvement prirent en charge l'hébergement de nombreux réfugiés algériens et assurèrent leur  transport alors que le gouvernement fédéral se montrait réticent à assumer cette dépense (peut-être par crainte de tensions diplomatiques avec la France). Les dominicains de Fribourg se montèrent également bien disposés pour les Algériens en exil. Il n'est pas fait mention du Réarmement Moral (basé à Caux, près de Montreux) dont on sait pourtant qu'il s'engagea activement dans les affaires algériennes et dans la décolonisation en général.

Le gouvernement de Berne était encore confronté au problème de ses nationaux résidant en Algérie. Un peu plus de 2000 ressortissants helvétiques étaient établis en Algérie au début de la guerre d'indépendance, parfois depuis fort longtemps, dont un bon nombre de binationaux, franco-suisses. Ils exerçaient des professions diverses mais certains étaient employés par la Compagnie Genevoise, peu favorablement connue des fellahs de la région de Sétif, où elle exploitait de vastes domaines depuis le Second Empire. Elle fut finalement expropriée en 1957. Ces Suisses d'Algérie étaient en général solidaires des Européens et opposés à l'indépendance, ce qui les mettait en porte-à-faux avec leur gouvernement, qui ne les indemnisa pas à leur retour. En 1962, le consulat d'Alger et les agences consulaires furent l'objet d'attaques à l'explosif, œuvre de l'OAS, hostile à la politique de bons offices de la Confédération.  Le consul général Henri Voirier recevait des lettres de menaces. Le putsch des généraux (21 avril 1961) ne l'étonna pas, non plus que son rapide échec. Il semble n'y avoir vu, comme bien d'autres, que la folle entreprise d'hommes habitués à sauter dans le vide…

La police fédérale et les polices cantonales devaient assurer la surveillance des Algériens résidant en Suisse et, au moment des  deux conférences d'Evian, l'armée suisse eut à assurer la sécurité des plénipotentiaires  algériens, que des hélicoptères militaires acheminaient à Lugrin, puis à Evian, chaque jour. Ce déploiement réduisait le temps d'instruction des troupes, si bien que les autorités helvétiques se demandèrent plus d'une fois si elles avaient bien tous les moyens humains et financiers de leur politique…

On aimerait avoir plus d'informations sur les quelques dizaines d'officiers algériens de l'armée française stationnés en Allemagne, qui désertèrent à partir de 1956 et, sous la protection des autorités de police de la RFA, gagnèrent la Suisse d'où ils furent acheminés vers la Tunisie ou quelquefois le Maroc.(question évoquée p.355).

Au lendemain des accords d'Evian, les dirigeants suisses furent assaillis de témoignages de gratitude de divers côtés. De Ben Bella qui déclara qu'il tenait à passer dans ce pays ses premières journées de liberté. De France, dans le langage protocolaire et un peu compassé de Maurice Couve de Murville, et de bien d'autres pays. Mais le plus bel hommage leur fut rendu par le futur académicien Pierre-Henri Simon, professeur à l'université de Fribourg, qui, dès le 15 mars 1962, écrivait dans Le Monde : "Le peuple suisse peut être fier d'incarner, dans un monde agité et furieux, une vocation d'ordre et de service. Si la Suisse n'existait pas, la civilisation occidentale aurait besoin qu'on l'inventât, non seulement comme utile, mais comme exemplaire."

Un livre bien documenté, objectif, d'une lecture enrichissante.  La bibliographie est très complète, quasi exhaustive, mais on ne déplorera jamais assez l'absence d'un index qui faciliterait considérablement la consultation  d'un tel ouvrage, dans lequel un grand nombre de personnages sont mis en scène.