Le Ǧihâd dans l'Islam médiéval : le

Recension rédigée par Christian Lochon


 L'islamologue Alfred Morabia (1931-1986), né au Caire, soutint sa thèse intitulée Le Jihad dans l'islam médiéval à la Sorbonne ; elle ne sera publiée qu'en 1993 avec une préface élogieuse du Pr. Roger Arnaldez  qui la recommandait pour son 
« enrichissement incontestable à ceux qui veulent savoir, sans parti-pris, ce qu'est l'islam ». C'est sans doute au Pr. Gilles Kepel que l'on doit la réédition de cette somme, qu'enrichissent 2344 notes (pages 345 à 525) et qui fut volontairement passée sous silence à l'époque de sa soutenance par « les médiocres spécialistes du monde musulman » de surcroît non arabisants et qui «  fréquentent des islamistes francophones reproduisant benoîtement leur idéologie ». Cette deuxième préface souligne combien « l'ouvrage donne accès aux sources indispensables pour comprendre comment s'est structurée l'idéologie du jihad ; on y trouvera les citations des textes coraniques qui, interprétés dans un sens littéral, rendent licite aux yeux des jihadistes d'aujourd'hui, la mise à mort des infidèles-kuffar ». M. Kepel conclut son argumentation raisonnée sur cette convaincante formule : «  Le savoir de Morabia est le thériaque qui peut nous guérir de cet empoisonnement de l'esprit. »

Cet ouvrage, toujours apprécié des islamologues, demande naturellement des connaissances de base sur le monde arabe avant l'islam, l'auteur démontrant le lien entre la pratique régionale traditionnelle des razzias tribales et la mise en place d'un « jihad » guerrier islamique ; Mohamed devient un « Prophète armé » qui voit Dieu soutenir son programme de confiscation des biens des vaincus, la mise en esclavage des opposants, voire leur assassinat ; puis sous les califes successeurs, le jihad bénéficie d'une couverture religieuse ; on couronne d'une auréole sacralisée les razzias devenues « conquête des Empires voisins » ; la suprématie de l'islam sur les autres religions est également cautionnée par Dieu. L'auteur traite par la suite des fondements du jihad dans les sources scripturaires (Coran et Hadiths, Dits, du Prophète) et leur instrumentalisation, à partir du IXe siècle, pour des motifs politiques, par les souverains musulmans successifs.

La première partie est donc un rappel de l'histoire de la Péninsule (« Jezirah ») arabique, qui, à l'époque des brillantes civilisations de l'Asie antique vivait assez marginalement, occupée tour à tour par les rivaux abyssins et iraniens ; les monnaies utilisées étaient étrangères, le nomisma d'or byzantin ou le dirham d'argent sassanide. Il n'existe aucun document archivé au sujet de la vie du Prophète Mohamed, mais sa vie quotidienne apparaît dans de multiples versets dits « conjoncturels » (l'exégèse islamique parle de « circonstances », « asbab an nuzul »). Lorsqu'il doit quitter précipitamment La Mecque pour se rendre à Yathrib, on suit sa trace ainsi que ses actions de Chef des Émigrés et d'Arbitre des conflits au sein de la population médinoise ; les coups de main à l'encontre des caravanes des Qoraïchites sont justifiés par la Révélation ; les accusations d'adultère contre Aïcha sont consignées dans un verset particulier (XIV,11) et entraînent l'obligation du témoignage de 4 personnes pour des situations de ce genre (IV 15 et XXIV 4 et 13). La rupture de Mohamed avec les tribus juives de Médine apparaît avec le changement de « qibla », orientation de la prière (on se tournera vers La Mecque pour prier et non plus vers Jérusalem) et la justification de l'extermination de la tribu Qurayza (XXXIII 26 et 27). La Fatiha, sourate d'ouverture du Coran vise les Juifs tandis que l'échec des premières expéditions en Palestine entraînera la polémique sur la « Messie fils d'Allah » (IX 30). Lors de la compétition pour la succession du Prophète entre Ali et Abou Bakr, ce dernier déclenchera les guerres d'apostasie contre les opposants, ce qui conduira la Charia à instituer la mort pour les apostats comme l'avait fait Khaled Ibn Walid en massacrant en masse les protestataires. Les justifications des exécutions apparaissent dans les versets « Est-ce que sont égaux l'aveugle et celui qui voit ? » (VI 50) ; ou « Ceux qui croient, Allah les fera entrer au paradis, ceux qui mécroient, le feu sera leur lieu de séjour » (LXXXIII 29).

Le but de l'auteur est de « déterminer l'implication sociologique du Jihad », devenu dans l’Oumma, ensemble des musulmans de la planète, une potentialité pérenne, comme le montre l'action d'Al Qaïda et de ses clones au XXIe siècle. Le concept de Jihad implique une glorification de cette Oumma comme dans les versets coraniques « Vous êtes la meilleure communauté ; vous ordonnez le convenable, interdisez le blamâble et croyez en Allah » (III 106-110) ou « Ceux qui croient ce sont les meilleurs de la création » (XCVIII 6). Un hadith, sans doute forgé au IXe siècle proclame : « Ma communauté ne saurait donner son assentiment à une doctrine erronée ». M.Morabia estime que le désir de conserver l'islam a rendu licite le Jihad, comme l'y invite le verset « Mène contre l'infidèle un grand combat pour la prédication » (XXV 52) ; le problème pour les non-musulmans est que l'islam ne reconnaît pas de statut intermédiaire entre « croyant » (c'est-à-dire musulman) et fidèle d'une autre religion, taxé de « kafer » (mécréant). Conjointement à ces prises de position, des doctrines juridiques furent élaborées à partir du milieu du VIIe siècle codifiant le « Fiqh » (Loi) qui allait,sans discontinuer jusqu'à aujourd'hui marquer la vie quotidienne de chaque musulman dans le monde entier et faire de l'espace islamique une nomocratie pérenne. Si les premiers califes abbassides encouragèrent provisoirement la doctrine mutazilite qui relativisait l'exégèse coranique, cette école philosophique ayant imposé le dogme d'un Coran créé, donc encourageant le développement d'une « Charia » évolutive et non figée, le conservatisme reprit en 860 et les cinq écoles dorénavant seules reconnues, Chafiisme, Hanbalisme, Malékisme, Hanéfisme pour le sunnisme et Jaafarisme pour le chiisme, imposèrent des dogmes et un statut civil non susceptibles d'une quelconque évolution.

En fait, leur grille de lecture imposée canoniquement sur le texte du Coran sacralisé, donc non amendable, est basée sur des interprétations humaines comme lorsque deux versets semblent se contredire, celui qui aura été révélé chronologiquement plus tard est « abrogé » ; quant au lecteur croyant qui voudrait s'assurer du sens caché d'un verset ambigu, on lui recommande de ne pas discuter le commentaire officiel (« Bilkafiya »). Une mentalité d'essence mythique vise à abolir le temps profane pour s'installer dans un temps sacré ; les premiers temps de l'islam deviennent une geste chevaleresque entre partisans de la lumière et des ténèbres (Sourate An-Nour, la Lumière, XXIV 35), lutte sacrée entre le Parti de Dieu (« Hezbollah ») et celui d'Iblis, le Diable (XLVIII 29) ; voilà un emprunt au mazdéisme qui sera adopté aussi par le judaïsme et le christianisme.

Il faut remarquer que dans l'élaboration de la doctrine du Jihad, la distinction entre « territoire de paix » (espace des musulmans) et « territoire de guerre » (espace des non-musulmans), n'existe pas dans la Révélation ; les premiers juristes inventèrent même un troisième espace, dit « territoire du Pacte » (« Ahd ») ou de la «Trêve» (Solh), comme avec les chrétiens du Najran, proches de la Mecque et plus tard avec l'Empire byzantin. C'est qu'une opportunité conjoncturelle conditionna l'attitude du Pouvoir musulman envers les voisins avec lesquels il ne tenait pas à mener le jihad. Ce concept sera appliqué par l'Empire ottoman dans ses relations privilégiées, institutionnalisées par le Traité des Capitulations, dès le XVIe siècle avec la France, au XVIIe siècle avec la Hollande, la Suède, l'Angleterre, au XVIIIe avec la Russie.

Sur le plan interne, la législation contraignante de la Charia va créer une société doublement inégalitaire où les sujets musulmans sont juridiquement supérieurs aux non-musulmans (chrétiens, juifs, mazdéens, appelés « Gens du livre ») et les hommes aux femmes. Pourtant des versets sont favorables à une bonne entente interreligieuse : «  Les gens les plus proches de ceux qui croient sont ceux qui disent « Nous sommes chrétiens » (V 82-86) ou « Leur foi assurera aux Chrétiens le Séjour céleste » (II 59) et surtout « Nulle contrainte en religion » (II 257). Chaque communauté religieuse conserva ses propres tribunaux confessionnels qui traitaient des affaires civiles et criminelles intracommunautaires tandis que les contacts interconfessionnels étaient favorisés dans le cadre des activités économiques, les « dhimmis » (sens de « protégé » non-musulman) étant interdits de participer à l'administration de l’État. Mais d'autres versets criminalisent les « impies » comme « N'as-tu point vu ceux à qui a été donnée une part de l’Écriture ? Ils achètent l'égarement pour eux-mêmes et veulent que vous vous égariez (avec eux) en chemin » (IV 44-47) ; un hadith peu fiable stipulant « Expulsez les juifs et les chrétiens de la Péninsule (arabe) » aurait confirmé le verset « Les associateurs ne sont qu'impureté ; qu'ils ne s'approchent plus de la Mosquée sacrée » (IX 28) afin d'interdire désormais l'accès du Hijaz aux non-musulmans. Le croyant et « l'incroyant » n’étaient pas devant la justice sur un pied d'égalité ; le second n'était pas autorisé à faire citer ses propres témoins pour contredire son adversaire ; seule la parole du musulman était acceptée dans les procès. Les non-musulmans étaient astreints à un grand nombre d'interdictions (cf. page 268) comme ne pas construire de nouveaux édifices de culte, ne pas empêcher les conversions à l'islam, ne pas apprendre le Coran, ne pas faire étalage de sa foi, ne pas détenir d'armes ; le lecteur remarquera que les militants salafistes en Égypte aujourd'hui utilisent ces arguments pour brûler les églises, assassiner les prêtres qui se seraient opposés à la conversion de leurs coreligionnaires. On prêta au troisième calife la promulgation de ces contraintes qui furent en fait peu à peu élaborées au IX e siècle et renforcées au XIIIe siècle après le départ des derniers Croisés, notamment par le juriconsulte syrien Ibn Taymiyya dont on vend les ouvrages à la sortie de la plupart des mosquées en Europe.

Dans un dernier chapitre, l'auteur souligne le concept d'un « jihad interne » et moralisateur postérieur à celui du jihad guerrier. Des versets encouragent à le pratiquer comme « Heureux celui qui aura purifié son âme » (XCI 9) ou « Mettez-vous hors du péril en vous attachant à Allah » (XXII 77). À chaque musulman incombe la responsabilité de choisir sa voie, ce que les Mutazilites prônaient en soulignant le libre-arbitre de l'homme, comme l'indiquent les versets  « Quiconque mène combat, mène seulement combat pour soi-même » (XXI 5), « Aucune âme pécheresse ne portera le faix d'une autre » (XXXV 18) ou « Nous tenons un compte précis de tous tes actes » (XIX 84). Des 35 versets mentionnant le jihad, 10 sont consacrés au jihad guerrier, 22 à l'amélioration de soi-même et 3 sont strictement spirituels.

Le travail universitaire, méthodique, encyclopédique , mené par M. Morabia met en relief l'instrumentalisation par les jihadistes contemporains des textes sacralisés au cours des âges, pour justifier leurs crimes perpétrés à l'encontre de citoyens non-musulmans ou de leurs coreligionnaires ; leurs cadres religieux citent des versets que les exégètes nomment conjoncturels et donc décrivant les luttes du Prophète contre ses contemporains exclusivement ; ainsi des versets « Les mécréants frappez-les au cou » (XLVII 4), ce qui autorise les terroristes musulmans actuels à décapiter leurs victimes ; « Tuez les captifs ou bien libération et rançon . Ordre d'Allah» (XLVII 5), c'est ce qui se passe en Irak, en Syrie, au Liban où les terroristes rançonnent les chrétiens ou les minoritaires musulmans : il est licite également de faire d'une infidèle  enlevée une concubine«  en payant la dot » (IV 24), les nouvelles confirment que cette mise forcée en concubinage par les mercenaires est effectuée sans d'ailleurs payer la dot ! Comme les infidèles ou les opposants aux militants qaïdistes sont considérés comme « harbi », « en guerre contre l'islam », il est naturel que, comme au temps du Prophète et de ses successeurs, les jeunes filles chrétiennes assurent le repos du guerrier et tous autres services ; Al Chaféï ayant demandé que le « moujahid » délinquant soit sanctionné, il est arrivé aussi que cette règle du VIIIe siècle ait pu être quelquefois appliquée.

En fait, ce que veut tout « moujahid », c'est ressembler à Mohamed ; alors que le recueil de hadiths de Malik Ibn Anas (milieu du VIIIe siècle) n'admet qu'un nombre très limité de hadiths, Al Chaféï (fin VIIIe siècle), qui mène, avec Ibn Hanbal, un combat contre les mutazilites, va donner autant d'importance aux hadiths qu'aux versets coraniques ; le Prophète mit à mort ses opposants comme le poète Kaab Ibn Al Achraf, conquit La Mecque en période de ramadan, mois pendant lequel les combats cessent ; des hadiths recommandent aux fidèles que « pour ne pas s'égarer, il faut qu'ils suivent le Livre d'Allah et la conduite de son prophète », lequel, disent d' autres hadiths « a été envoyé à la totalité du genre humain » et «  a reçu la permission de faire du butin » ; c'est pourquoi «  la meilleure acquisition des fidèles est le butin dans la voie d'Allah ». Les jihadistes actuels s'imaginent confirmés dans leurs actions guerrières puisque, dit le Prophète, « ma communauté s'emparera du sabre et ne le remettra au fourreau que le jour de la résurrection » ou que « le meilleur des hommes est celui qui se livre au jihad ». Quant au hadith «  Je ne réponds pas de tout Musulman qui s'établit parmi les associationnistes », les prêcheurs qaïdistes des banlieues des grandes villes européennes l'utilisent pour envoyer leurs jeunes coreligionnaires combattre en Syrie, voire assassiner leurs « compatriotes » infidèles comme le fit Mohamed Merah à Toulouse récemment. On aura compris combien cet ouvrage nous aide à mieux comprendre les sources scripturaires de cette résurgence d'un jihad violent à la fin du XXe siècle. C'est en fait la continuation de la transformation de l'extension de la puissance arabe en doctrine de la souveraineté universelle de l'islam ; le prosélytisme pacifique ayant échoué, les musulmans se voient imposer une nouvelle guerre « sainte » qui les rendrait cette fois maîtres du monde.

On a souligné l'importance des notes érudites qui citent les 120 ouvrages d'auteurs médiévaux et contemporains de la bibliographie ainsi que les 800 articles de revues (pages 528 à 544) : l'index de 184 noms cités est également précieux. Le livre d'Alfred Morabia a déjà conduit un certain nombre de chercheurs occidentaux et arabes à mener une exégèse moderne telle qu'elle a été appliquée à la connaissance de la Bible depuis les années 1880. En modernisant l'étude des textes sacralisés, on peut imaginer que l'instrumentalisation qui en a été faite dans un but de destructions de villes et d'assassinats de leurs habitants, pour des raisons uniquement confessionnelles, cessera de servir de prétexte à un affrontement des civilisations.