L'influence des régimes juridiques des collectivités territoriales d'outre-mer sur l'évolution de l'État français : actes du colloque organisé les 3 & 4 novembre 2011

Recension rédigée par Jean-Marie Breton


            Il s’agit en l’occurrence d’un ouvrage collectif, établi sous la direction des trois auteurs mentionnés en référence, qui publie les Actes d’un colloque co-organisé à l’Assemblée Nationale, en novembre 2011, par le CERAL de l’Université de Paris-13 et le CRPLC de l’Université des Antilles et de la Guyane.

            Cette manifestation a abordé un sujet aussi original que complexe, et en partie paradoxal, dès lors qu’il s’est agi de réfléchir sur le point de savoir si l’État français, à l’origine de la création et du statut des collectivités territoriales d’outre-mer (au sens commun le plus large), puis « tuteur » de leur évolution institutionnelle, n’était pas susceptible, et dans quelle mesure, par l’effet d’une dialectique institutionnelle et normative complexe, d’être en retour influencé par le devenir de ces collectivités et par l’évolution de leurs propres régimes et statuts juridiques qui, au fil du temps, tendent à se démarquer de plus en plus systématiquement et largement de celui qui continue à caractériser l’État dans sa dimension « métropolitaine ».

            Démarche particulièrement ambitieuse, et certes quelque peu « iconoclaste » si l’on en croit les propos introductifs dudit ouvrage, qui réunit et confronte les réflexions d’un peu plus d’une vingtaine d’auteurs, spécialistes pour la plupart des questions constitutionnelles et des pratiques institutionnelles qui s’y sont greffées dans les territoires issus des ex-colonies françaises, accentuées par les évolutions significatives et déterminantes introduites à cet effet, depuis une dizaine d’années, dans la Constitution française, en ses Titres 73 et 74 en particulier.

Les diverses contributions sont organisées autour de quatre thématiques principales et complémentaires, correspondant au quatre grandes parties de l’ouvrage, d’inégale importance. Elles portent respectivement sur :

-          le droit d’outre mer et le droit constitutionnel local

-          l’État unitaire et décentralisé : évolution et pertinence du principe de l’identité législative

-          l’État autonomique ? Spécialité législative, statut d’autonomie et souveraineté partagée

-          l’État unitaire décentralisé français et le partage de la fonction législative

La question centrale, qui à la fois a guidé et justifié la démarche des auteurs du colloque, et fait l’intérêt des débats et des conclusions qu’il a suscités, réside dans le fait de savoir, dans une perspective beaucoup plus concrète et pragmatique que purement doctrinale et spéculative, s’il « serait possible, dans le cadre du débat sur la décentralisation, de considérer les différentes réformes qui ont concerné l’outre-mer » (« les » outremers, selon la nouvelle dénomination officielle, désormais accréditée par le ministère qui les a en charge), « comme autant de d’expérimentations propre à stimuler la réflexion sur les rapports entre l’État et l’ensemble des collectivités territoriales ? » ; et ce en particulier à un moment où de nombreuses incertitudes demeurent, de projets polémiques en réformes avortées au gré des changements de gouvernements et de majorités, sur la refonte de l’organisation administrative -relativement peu retouchée sinon actualisée depuis l’époque napoléonienne- de la France métropolitaine, et, partant, du statut comme du devenir de ses collectivités.

La difficulté tient à ce que la question n’est pas a priori porteuse in se de la ou des réponse(s) attendue(s) des contributeurs sollicités à cet effet, réponse(s) qui pour se situer en principe au plan du droit, ne peuvent pour autant ignorer les enjeux politiques, sinon socioculturelles sous-jacents, et ne peuvent donc procéder d’une seule approche normative. Elles doivent au contraire s’insérer dans une problématique sociétale élargie à la dimension des grands défis et mutations qui se font jour à l’aube d’un siècle nouveau, et des bouleversements qui en résulteront inévitablement dans les relations des États et de leurs anciennes « dépendances » ultramarines en quête de reconnaissance et d’émancipation. Sans doute eût-il été pertinent, dans une telle perspective, de mieux équilibrer les contributions respectives d’universitaires éminents et de « politiques » ou de praticiens au fait des questionnements abordés, même si, au (très) large panel des premiers s’est ajoutée la présence d’un ancien sénateur, du conseiller à l’outre-mer du Président de la République (mais d’aucun représentant du Ministère des Outre-mer !), et de la directrice de la revue Pouvoirs, en l’occurrence chargée de la synthèse du colloque.

Ce serait une gageure, au vu des dimensions d’une brève recension telle que celle-ci, que de prétendre traduire la multiplicité et la richesse, voire la dimension parfois inévitablement polémique des contributions et des débats rapportés dans cet ouvrage, à la lecture duquel, nécessairement aussi raisonnée que critique, on ne peut que renvoyer le lecteur averti. On se contentera donc d’en relever quelques axes et orientations essentiels, en laissant celui-ci établir son propre jugement quant aux constats et conclusions dudit colloque, dont on espère qu’ils ne se limiteront pas, pour ce qui est des suites concrètes que l’on pourrait en attendre, à d’aimables échanges entre membres éclairés d’une réunion d’experts en forme de société savante.

            Le rapport introductif met clairement et à juste titre en évidence, en exergue, « la diversité statutaire des collectivités territoriales d’outre-mer face à l’État décentralisé », tout en soulignant le défi que l’élaboration et l’évolution de la « normativité ultramarine » pose à la République « une et indivisible ». Sont en cause à cet égard aussi bien la compatibilité que la dialectique d’un système binaire uniformisé (« assimilation-adaptation » versus « autonomie-indépendance ») avec la réalité très diversifiée qui est celle des collectivités territoriales d’outre-mer.

« Problématique choc », certes, qui repose sur l’inversion de la proposition généralement établie, qui veut qu’il y aurait un « modèle » résidant dans le binôme d’un État français décentralisé organisé en conséquence au sein de la métropole, face à des collectivités d’outre-mer considérées comme assujetties et dépendantes. Il s’agit donc, a contrario, d’innover, en positionnant de manière ad hoc -et opérationnel-le- lesdites collectivités non plus de manière latérale sinon marginale, mais au centre même du dispositif institutionnel républicain. La pleine expression de celles-ci au plan statutaire, qu’il s’agisse des DOM, des ROM, ou même des COM ou des collectivités à statut particulier (Paris, Corse, Alsace-Lorraine), et la remise en cause conséquente -serait-elle encore partielle et limitée- du champ et de la prégnance de la normativité nationale, à travers quelques « brèches » significatives, seraient ainsi de nature à traduire à tout le moins « une normativité éclatée et une souveraineté partagée ».

À partir de ce constat, aussi irréfutable qu’interpellateur pour les théoriciens comme pour les praticiens de l’outre-mer, les débats ont porté, enter autres, sur « le traitement institutionnel du local », « le défi de la permanence », « l’assimilation et la différenciation juridiques », « la portée et les limites des nouveaux rapports dans le domaine des relations entre l’État et les collectivités d’outre-mer », « l’interprétation sociologique de l’intérêt public local », « la notion juridique d’intérêts partagés », et, partant, « l’évolution et la pertinence du principe d’identité législative » autant que les perspectives en droit français d’« une compétence législative d’attribution des collectivités territoriales ».

Au terme de ces propos, il reste à savoir si une réponse pertinente et, si oui, laquelle, a pu être sinon effectivement apportée à la question initiale, tout au moins esquissée dans ses principales orientations et implications. Pour avoir résidé et travaillé depuis bientôt vingt ans dans l’un des « départements français d’Amérique », et avoir été confronté in situ à l’évolution institutionnelle de ceux-ci au cours de cette période, mais aussi avoir vécu de l’intérieur nombre des crises politiques et des soubresauts socio-économiques qui les ont affectés et qui suscitent aujourd’hui encore autant d’interrogations que d’incertitudes, autant d’innovations que de récurrences, on sera extrêmement prudent quant aux enseignements que l’on peut être conduit à en tirer si, une fois encore, on entend ne pas s’en tenir à une démarche purement théorique et spéculative, ce qui n’était sans doute pas le propos des organisateurs colloque en cause. Dès lors, il convient de recevoir avec autant d’intérêt que de prudence les conclusions brièvement formulées à l’issue des travaux rapportés dans cet ouvrage, et ce au nom d’une « realpolitik » qui, dans les collectivités d’outre-mer plus qu’ailleurs, revêt une dimension incontournable, sauf à y engendrer à terme des tensions critiques et des situations dramatiques.

Les collectivités (françaises en l’occurrence) d’outre-mer constitueraient-elles de facto comme de jure de « véritables laboratoires d’ingénierie institutionnelle » ? Encore faut-il que ceci soit avéré, à l’aune des effets observés plus que de celle d’un postulat politiquement correct, a fortiori d’une pétition de principe essentiellement volontariste, quelque gratifiante qu’elle puisse être pour la vision que l’on aimerait avoir du devenir de ces collectivités. Partant, l’outre-mer, comme l’affirme in fine la directrice de la revue Pouvoirs, associée au colloque, peut-il « permettre de faire évoluer le grand récit national sur la tension entre Unité et diversité » ? On ne peut que le souhaiter, voire œuvrer délibérément et légitimement en ce sens. On n’en souscrira pas moins, en tout état de cause, au constat somme tout assez stimulant et porteur d’avenir selon lequel l’outre-mer serait à la fois « une incitation et une invitation à s’interroger sur la validité des modèles et à s’inventer de nouvelles règles », mettant par là en cause tant l’imagination du juriste que le réalisme du politique.

Prenons garde, toutefois, pour reprendre un aphorisme devenu célèbre, à ne pas rejoindre trop facilement, dans ce domaine comme dans d’autres, la cohorte stérile des « faiseurs de systèmes » !