La pensée d'Ibn al-Muqaffaʻ : un agent double dans le monde persan et arabe

Recension rédigée par Jean Martin


Premier grand prosateur de la langue arabe, Abdallah ibn al-Muqaffa (720-759) est surtout célèbre en Occident par ses traductions des fables animalières de Pilpay. Déjà traduites de sanskrit en pehlevi, elles le furent en arabe par ses soins sous le titre de Kalila wa Dimna (noms de deux chacals). Abondamment traduites par la suite, elles ont inspiré La Fontaine, qui reconnaissait sa dette envers l'Orient.

La notoriété de cette œuvre a quelque peu éclipsé ses autres ouvrages, pourtant connus grâce aux travaux de Francesco Gabrieli, André Miquel et Dominique Sourdel. Maître de Conférences d'islamologie à l'Université d'Exeter, Istvan T. Kristo Nagy a entrepris de nous donner un panorama général de la pensée et de l'œuvre d'Ibn al-Muqaffa. Fils d'un collecteur d'impôts persan en poste en Iraq, de religion zoroastrienne, probablement né à Djur (Firuzabad) le jeune homme reçut une excellente formation en arabe et débuta dans l'administration comme secrétaire du gouverneur umayade de Kirman. À la prise de pouvoir par les Abbassides, il se convertit à l'islam mais la sincérité de cette démarche est toujours restée sujette à caution. Il se fixa à Basra où il devint précepteur des enfants d'un oncle du Calife. Il semble avoir dès lors partagé son temps entre Basra et Bagdad.

Au regard de la brièveté de son existence, Ibn al-Muqaffa a laissé une œuvre considérable : outre le Kalila wa Dimna déjà mentionné, il nous a laissé le Kitab al-Adab al-kabirou grand traité du bon comportement, manuel de conseils à l'usage de l'élite intellectuelle et politique, dans lequel il apparaît comme un penseur rationaliste, précurseur de la Mu'tazila. C'est la raison qui donne le discernement et permet de distinguer le bien du mal. On lui doit encore la Risala fi l'Sahaba ou épître à l'entourage du Calife qui reste son œuvre politique majeure. Il y préconise une réforme des institutions de l'État, de cet empire qui avait grandi trop vite et devait assimiler des peuples très différents par la langue et la culture. Il recommande notamment la promulgation d'un code de lois unique afin d'éviter de criantes disparités dans la jurisprudence des cadis. Il se prononce aussi pour une réorganisation de l'armée dont les soldes doivent être versées régulièrement et qui doit être indépendante de l'administration et du fisc. Cet ouvrage, que l'on a dit inspiré par les institutions de la Perse, constitue l'un des premiers traités de science politique du monde arabe, un siècle avant celui de Mawardi.

L'auteur souligne la complexité de la pensée religieuse d'Ibn al-Muqaffa telle qu'elle ressort de la Critique de l'islam attaque dualiste et rationaliste contre cette religion et de la Parodie du Coran (Mudraquat al-Quran), écrits provocateurs qui ont été très exploités par ses contempteurs. Dans l'un comme dans l'autre de ces écrits, il apparaît comme très informé des débats en cours dans l'islam de son temps, entre lesjabaris (prédestinataires) et leurs adversairesqadaris, partisans du libre-arbitre. Dieu est tout puissant et pourtant l'homme est libre. N'est-ce pas là le problème central des religions monothéistes ? Serait-il opposé aux religions en général et à l'islam en particulier ? L'auteur se pose la question p. 320, mais conclut qu'il n'en est rien. Une telle position serait en complète contradiction avec des écrits orthodoxes comme le Tahmid, une espèce d'Akida (p. 279, l'auteur parle de Credo). Istvan Kristo Nagy conclut en estimant qu'Ibn al-Muqaffa, influencé par le scepticisme de l'Antiquité tardive et par le manichéisme zindiq est à peu près inclassable du point de vue religieux. C'est une litote d'écrire, comme il le fait p. 341, que sa pensée comporte une ambiguïté.

Pour quelle raison Ibn al-Muqaffa fut-il exécuté à Bagdad, en l'an 759/142, sur ordre d'Al-Mansour ? Est-ce comme libre-penseur ou comme zindiq ainsi qu'on l'a prétendu ? Les motifs restent mal élucidés : à une époque où la persécution s'abattait sur les zoroastriens, il pourrait avoir été soupçonné d'être resté fidèle, à cette religion tout en affectant un certain nicodèmisme. Il avait aussi établi un sauf-conduit en faveur d'un oncle d'Al Mansour qui avait cherché à détrôner son neveu en excipant de la règle du séniorat.

D'autres causes peuvent être invoquées. En révélant aux Arabes les trésors intellectuels de l'Inde et de la Perse, il avait nolens volens contribué à leur faire prendre conscience de leur infériorité, de leur marginalité, et il a pu être considéré comme un précurseur des shu'ubiyya. (régionalismes). On ne saurait trop apprécier la pertinence des vues de l'auteur quand il écrit dans sa conclusion qu'Ibn al-Muqaffa « était probablement le plus illustre de ces secrétaires qui avaient pour tâche de sauvegarder les richesses culturelles et spirituelles d'une civilisation vaincue » (p. 343). Nous ajouterons que de cette tâche, il s'est acquitté avec une conscience qu'il a probablement payée de sa vie. Peut-on pour autant le qualifier d'agent double ainsi que le titre nous le présente ? Sans doute dans la mesure où toute traduction est une trahison. Mais on voit mal en faveur de quelle puissance il aurait eu des activités d'espionnage, alors que l'Empire Perse n'existait plus. Il a, avant tout, fait office de truchement entre les cultures, de passeur de civilisations. C'est ce qui ressort de l'analyse finale de ses œuvres aux pages 341-345.

Les annexes (pp. 345-461) présentent des extraits de ses travaux, textes arabes avec traduction en français, tous dotés d'un solide appareil critique. La bibliographie est très complète et l'index fort utile.