Chroniques égyptiennes : des sables du désert aux rives du Nil (1798-1801) : la campagne d'Egypte par la correspondance de Louis Thurman, officier du Génie

Recension rédigée par Jean Martin


            Auteur de plusieurs ouvrages d'histoire militaire, notamment sur les armées de l'Empire, Michel Legat nous donne une édition annotée et critique de la correspondance de Louis Thurman (1776-1806), jeune officier du Génie, pendant la campagne d'Égypte. Fils d'un homme de loi de Colmar, admis à l'école Centrale des travaux publics, devenue peu après l'école Polytechnique, il sera ensuite envoyé à l'école d'application du Génie à Metz d'où il sortira sous-lieutenant, puis sera promu lieutenant (18 janvier 1797) après s'être distingué au siège de Kehl sous les ordres de Desaix. Après un bref retour à l'école de Metz, il sera affecté à Neuf-Brisach et employé au service de place, puis désigné au début de 1798 pour faire partie de l'aile gauche de l'armée d'Angleterre : Thurman avait ainsi reçu ordre de rejoindre le camp de Boulogne, mais il n'aperçut jamais les falaises du Kent puisque deux jours plus tard, il reçut contrordre et ordre de gagner Toulon. Il fit, sur ordre, un détour par Paris où il se trouvait en avril 1798, collaborant avec le général Caffarelli du Falga qui sera commandant du génie en Égypte. Sa première lettre est datée de la capitale. Le 19 mai 1798, il quittait Toulon. Le but de l'expédition restait toujours inconnu mais on savait apparemment qu'elle pourrait durer trois ou quatre ans. La prévision était juste. Les hypothèses allaient bon train et, depuis l'étape de Lyon, d'aucuns parlaient de l'Égypte. Le rassemblement d'un grand nombre de savants et d'instruments scientifiques intriguait plus d'un officier.

La prise de Malte est relatée dans une lettre du 28 prairial an 6 (14 juin 1798) : il n'y eut pas de combats acharnés et Thurman nous dit avoir beaucoup apprécié son bref séjour dans cette île. Il fut hébergé chez un dignitaire français de l'Ordre, prit agrément à une promenade dans la campagne, si bien qu'il manqua de peu d'être abandonné par son vaisseau qui avait déjà poussé au large et qu'il rejoignit à grande peine, et à grands frais. On savait dès lors qu'on faisait voile vers l'Égypte. 

Son premier contact avec la terre d'Afrique, après un débarquement difficile le 15 Messidor An 6 (3 juillet 1798), ne fut guère engageant. Il souffrit affreusement de la chaleur et de la soif. Il fut d'abord chargé, sous les ordres du colonel Crétin, des travaux de fortification de la ville d'Alexandrie, puis en décembre, il fut envoyé à Aboukir pour procéder à la remise en état de la forteresse de cette ville.

Thurman fut un témoin oculaire du désastre naval d'Aboukir, (1eret 2 août 1798) qui vit la destruction de la flotte française au mouillage, et qu'il décrit avec douleur pp. 53-55 (Il avait suivi les opérations à la longue-vue depuis un observatoire). Les 7 et 8 août, il parcourut avec tristesse une grève jonchée d'épaves diverses et de cadavres. Quelque temps plus tard, il fut chargé par Marmont, qui commandait à Rosette, de la récupération des bris, mais les Bédouins l'avaient précédé dans cette tâche. Il put recueillir des vergues et autres pièces de bois, quelques ferrures. Le conquérant était désormais prisonnier de sa conquête. La peste s'était mise de la partie et éprouvait le corps expéditionnaire tandis que des nouvelles de revers allaient parvenir de Syrie.

On appréciera l'évolution de son jugement sur l'Égypte : en juillet 1798, il décrit à sa sœur un séjour affreux au bord du désert : le jour, il y est mangé par les mouches et grillé par un soleil brûlant et la nuit dévoré par les moustiques, il transpire dans une chambre qu'il faut garder close pour se protéger des blattes. Les Égyptiennes ne lui apparaissent que comme de tristes esclaves. Un an plus tard, il écrit à son père : « Cette Alexandrie qui un temps me paraissait si horrible, est maintenant comme mon lieu natal, ma seconde patrie » Mais peut-être la ville avait elle commencé à renaître de ses cendres sous ce nouvel Alexandre qu'était pour lui Bonaparte ? (Il l'avait côtoyé quelques jours en juillet 1799). En revanche, il fut très déçu par Le Caire, (triste ville, mal bâtie, sans ordre, sale, dégoûtante, de la poussière jusqu'aux genoux) et ne trouve nulle beauté aux pyramides (p. 70). Et en novembre 1800, il reconnaissait qu'un pays nouveau est toujours désagréable à des étrangers…

L'œuvre du génie en Basse-Égypte fut considérable et elle demeura longtemps peu connue. Or Thurman et ses hommes travaillèrent beaucoup. Nous les voyons tantôt occupés à jeter des ponts sur les innombrables canaux du Delta, tantôt construisant des forts, des batteries, des redoutes et des contrescarpes, creusant des fossés dans les sables du désert, procédant à des relevés topographiques, dressant des plans, explorant des oasis pour débusquer l'adversaire. En décembre 1799, il commande une équipe de plongeurs qui retirent du lac Burlos (Burullus) des pierres de taille qu'il comptait pouvoir utiliser à ses constructions. Lui-même vivait le plus souvent sous la tente : « comme un vrai bédouin » (p. 126). Il inaugure avec faste le fort Burlos en août 1799 (p. 127) et est promu capitaine le 1er mars 1800.

Esprit ouvert et curieux, lecteur de Volney et probablement disciple des Idéologues, bien qu'il n'eut pas de relations avec le « bataillon des savants » ni avec l'Institut d'Égypte, crées par Bonaparte, Thurman s'était mis à l'apprentissage de l'arabe, pour lequel, nous dit-il, sa connaissance de l'allemand lui fut une aide précieuse. À la fin 1800, il se risquait à écrire : « Je parle arabe à me faire entendre partout et pour tout ».

À Fouah (Fuwa) petite ville du delta, au bord du désert, à quelque distance de Rosette, il noua des relations amicales avec un vénérable cheikh dont il appréciait l'hospitalité. Au cours de longs entretiens, ce brave homme s'efforça en vain de le convertir à l'islam, mais le capitaine alsacien n'était apparemment pas prêt à suivre l'exemple de son troisième et dernier général en chef, Jacques-Abdallah Menou. Le vin lui manquait, mais un patron de dahabieh (tartane), musulman apparemment peu regardant sur les préceptes, alla, pour cinquante piastres payées d'avance, lui en quérir quelques tonneaux à Chypre. Ses connaissances en islamologie restaient par ailleurs assez lacunaires : il nous apprend (p. 63) qu'un certain cheikh Abou Mandour (Abu Mansour ?) dont le mausolée se trouve à Burullus est le second personnage en islam après le Prophète!! Ineptie recueillie auprès d'un illettré affilié à quelque confrérie.

Les deux dernières lettres « égyptiennes » de Thurman, datées de Messidor an VIII (juin 1801), témoignent de son état de lassitude, et même d'épuisement, qui devait être celui de la plupart de ses compagnons d'armes. S'y ajoutait le sentiment d'être abandonné par la lointaine Patrie. Employé aux fortifications de Gizeh, sans nourrir le moindre espoir de succès, alors que les armées du grand vizir Yusuf Pacha, appuyées par les Anglais, avaient envahi la Basse-Égypte, il souhaite l'arrivée de l'ennemi auquel les Français ne sont plus en mesure de résister, et donc la fin de l'expédition. Il envisage avec courage et sérénité une fin glorieuse, se disant prêt, comme ses camarades, à succomber les armes à la main (p. 144).

Les choses se termineront moins mal et la campagne d'Égypte de Louis Thurman prendra effectivement fin le 3 août 1801, (après la capitulation de Belliard mais avant celle de Menou au Caire) quand il s'embarquera en rade d'Aboukir sur le navire marchand anglais Peggy Success, de Sunderland, qui le rapatriera à  Marseille. La traversée de retour sera marquée par diverses péripéties et il ne foulera le sol français qu'en novembre, pour connaître les contraintes de la quarantaine. À l'escale de Malte, il avait eu la satisfaction d'apprendre la nouvelle de la paix d'Amiens. Il retrouvera les siens à Colmar, se mariera dans cette ville l'année suivante, (il n'épousera pas la belle Rosalie qui hantait ses pensées au début de son séjour égyptien et qui est évoquée p. 47). Il sera veuf onze mois plus tard, puis convolera à Porrentruy en 1804. Ayant repris du service dans le génie, il sera chargé de l'inspection de travaux sur la rive gauche du Rhin : c'est là qu'il contractera une pneumonie qui l'emportera à Neuf-Brisach le 20 février 1806. Il n'avait même pas trente ans et laissait deux enfants et une veuve qui se vit refuser tout droit à une pension de retraite…En 1850, son fils Jules rassembla une partie de ses lettres et en fit une première édition à Porrentruy.

Le présent recueil est complété par deux lettres d'Ignace Thurman à son fils, écrites en 1799 et 1800. Elles donnent surtout des informations familiales et témoignent de son amour paternel. Ignace jugeait la vie à Colmar morose et eût souhaité obtenir un emploi à la Cour de Cassation à Paris, mais se serait contenté d'un poste de sous-préfet en Alsace. Tout dépendait de la faveur du Premier consul. Un état des services de Louis, des appréciations le concernant, ainsi que des notices biographiques des personnages cités complètent heureusement cet ouvrage. On trouvera p. 183 une liste des forts construits et des travaux effectués par le Génie en Égypte.

Tous ceux qui ont lu l'étude magistrale d'Henry Laurens sur l'expédition d'Égypte, et sans doute bien d'autres, trouveront agrément à la lecture de cette correspondance rédigée dans une langue très pure, émanant d'un officier instruit, cultivé, pénétré de l'esprit des Lumières, désireux de s'enquérir et d'apprendre, non dépourvu de rigueur scientifique, promenant un regard avisé et pénétrant sur les hommes et sur les choses.



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