La lumière vient de l'Occident : le réenchantement du monde et la pensée nomade

Recension rédigée par Jean Martin


 Né à Téhéran en 1935, d'un père chi'ite azéri et d'une mère sunnite de Georgie, appartenant à la bourgeoise aisée, Daryush Shayegan est considéré comme l'un des plus grands philosophes de l'Iran contemporain, probablement le plus grand. De formation indianiste, grand connaisseur de la mystique hindoue et du soufisme iranien, (il a consacré sa thèse, soutenue en 1957, aux convergences entre sagesse hindoue et soufisme), il enseigna longtemps à l'université de Téhéran. Il maîtrise la langue française avec autant d'aisance que le persan (on pourrait y ajouter l'anglais, le sanskrit, le turc et l'arabe). Il a beaucoup étudié l'œuvre du grand mystique iranien Suhrawardi (XIIe siècle), fondateur de l'école illuministe (ishraqiyya) et de fréquentes références à ce soufi apparaissent tout au long de son texte. Sa pensée a été largement influencée par l'œuvre de l'islamologue français Henry Corbin auquel il a consacré une biographie. Depuis quarante ans il arpente les chemins de la pensée comparée, partageant essentiellement son temps entre Téhéran et Paris où il s'exila volontairement au lendemain de la révolution de 1979. (Le présent ouvrage est une réédition en format de poche d'une version publiée en 2001).

Faut-il voir dans le sous-titre, le réenchantement du monde et la pensée nomade, une réponse ou un complément à l'œuvre bien connue de Marcel Gauchet le désenchantement du monde ?

Il existe certes des parallèles entre les deux cheminements. Gauchet estime que la religion a cessé de structurer les sociétés modernes mais qu'elle peut demeurer à l'état de croyance privée. Shayegan partage apparemment ce point de vue et estime que les sociétés de demain seront sécularisées et plurielles. Gauchet est athée, dans une veine toutefois un peu différente de celle de Michel Onfray, et Shayegan, sans être positivement croyant, admet l'irréductibilité de la vie spirituelle.

La thèse, au sens dialectique s'entend, de ce livre peut en effet se résumer par la constatation suivante : il n'y a plus de civilisation occidentale : il existe une civilisation de la modernité, promise à devenir, ou déjà devenue civilisation de l'universel, par les valeurs qu'elle véhicule, dont les racines se trouvent, principalement, en Occident. Et cet Occident qui selon lui a perdu son âme, il l'invite à réinventer une nouvelle spiritualité. « La blessure ne guérit que par l'arme qui la fit » dit le Parsifal de Faust et c'est à cette transfusion spirituelle que Shayegan appelle Orient et Occident.

L'auteur procède (pp. 58-78) à une intéressante réfutation de la thèse énoncée par Huntington en 1997 sur la probabilité du choc des civilisations. Pour Shayegan, cette perspective n'offrirait de vraisemblance que s'il existait encore des civilisations autonomes entièrement indépendantes les unes des autres et si la civilisation moderne (occidentale) n'était qu'une civilisation parmi d'autres. Or il estime, à juste titre, nous semble-t-il, que depuis la révolution française et l'épopée napoléonienne, il n'existe plus de civilisation formant un monde à part entière et se suffisant à elle-même : l'histoire est devenue universelle. Nous émettrons une seule réserve pour le Japon d'avant l'ère Meiji (1868). Aujourd'hui, nous dit-il, toutes les civilisations, occidentales comme non occidentales, sont incluses dans un vaste réseau de modernité qui n'a épargné aucune partie du globe, à l'exception possible de quelques tribus de la forêt amazonienne. La notion de tiers-monde est de même devenue obsolète, par le simple fait que, comme l'a remarqué Jean Chesneaux, depuis la chute des régimes socialistes, il n'existe plus deux mondes antagonistes, les pays du sud étant restés à l'écart de leur rivalité. Or la marge de manœuvre de ces derniers est aujourd'hui fort restreinte: quelques uns d'entre eux sombrent dans l'anarchie et la violence (Somalie, Libéria, Rwanda) ou dans la misère. Ceci est particulièrement net pour les États anciennement socialistes. Quant aux pays d'Asie qui ont mené à bien leur modernisation (Japon, Corée, Taiwan), notre auteur les compare (p. 66) à de bons élèves ayant brillamment réussi un devoir de langue étrangère.

Shayegan n'augure pas favorablement des tentatives de reconstitutions identitaires qui se manifestent en diverses régions du monde et en particulier de la politique de réislamisation appliquée dans son pays, l'Iran, depuis la révolution religieuse de 1979. Il critique le régime du Velayat e-faqi qu'il traduit par La garde du théologien et considère que celui-ci n'a fait qu'isoler le pays, ruiner l'économie et paupériser les masses, donnant une vision très négative de l'islam aux jeunes générations nées depuis la Révolution (p. 74). Il écrivait ces lignes avant la récente réorientation de leur politique extérieure par les dirigeants de la République islamique. Ce changement est probablement le fruit d'un constat d'échec de l'islam politique, déjà annoncé par Shayegan.

Mais qu'est-ce que l'identité ? La question est posée à plusieurs reprises : les aspects littéraires sont évoqués p. 119 et 211-213. Un certain nombre d'auteurs occidentaux sont passés en revue sous le titre « Le canon occidental » Ceux qui ont souffert de l'étouffante omniprésence de Corneille, Molière et Racine dans les programmes des lycées d'autrefois, apprécieront la justesse de certaines remarques. Lire de grandes œuvres sous prétexte qu'elles renforcent nos qualités humaines est, selon Shayegan, une pure illusion. Elles ne nous rendront ni meilleurs ni pires. On notera de bonnes réflexions sur des exemples de poésie lyrico-mystique (Majnun Leyla p. 211) et de littérature du déplacement (Nadine Gordimer: My son's story p. 213). À propos de l'absurdité de la condition humaine, l'auteur ne pouvait trouver meilleure référence que celle de Camus qu'il cite p. 255 : « Ce monde en lui-même n'est pas raisonnable, c'est tout ce que l'on  peut en dire. Mais ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel et ce désir de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme ».

Nous avons lu avec le plus grand intérêt, p. 243, un chapitre intitulé : « L'ère du bricolage ». Il y a déjà beau temps que la pensée contemporaine, confrontée au malaxage des cultures, des influences et des écoles en est arrivée à composer des cocktails idéologiques ou religieux qui peuvent être parfois explosifs. Le temps des grandes orthodoxies unificatrices, des versions autorisées, vecteurs de la pensée unique, est sans doute révolu et c'est tant mieux. Les rappels à l'ordre de certains mollahs, tout comme ceux d'un pontife allemand aujourd'hui retraité, n'ont été que coups d'épée dans l'eau. Elles ont fait place au spontanéisme, à une religion à la carte, et à la prolifération des sectes. (Mais ce phénomène sectaire est-il si nouveau que l'auteur semble le penser ? On serait tenté de le renvoyer aux actes du colloque Hérésies et Sociétés tenu à Royaumont en 1962).

On trouvera précisément, pp. 330-334, une intéressante réflexion sur cette multiplication des sectes, notamment en France et aux États-Unis. Shayegan ne voit dans les sectes, décrites dans le rapport parlementaire, que des refuges pour les naufragés de la dérégulation des croyances. Dans le même ordre d'idées, l'auteur nous propose p. 439-451, sous le titre : La fascination du bouddhisme, de pertinentes considérations sur l'engouement que cette religion, ou plus exactement cette forme de spiritualité, suscite depuis quelque temps en France et en d'autres pays occidentaux. La tradition initiatique du christianisme a été interrompue (p. 440). René Guénon, qui n'est pas cité ici, l'avait constaté bien avant Shayegan. La séduction du bouddhisme peut s'expliquer par l'attrait que le sacré continue d'exercer dans une société laïque sécularisée, et que les textes bouddhiques ne font nulle référence à Dieu, mais mystique sans Dieu ne signifie pas agnosticisme ou athéisme et cette absence met en évidence le paradoxe du nirvâna qui rejoint la fana l'extinction, l'anéantissement, chez les soufis.

Un autre élément d'attraction vient du fait que le bouddhisme condamne l'intolérance. Mais quelle religion l'approuve réellement ? Qui ne connait le précepte : La ikraha fi ed-din pas de contrainte en matière de religion (Coran, II, 256) ? Qui s'aventurerait à prétendre qu'il a été appliqué toujours et partout en islam ? Shayegan reconnait (p. 14) que l'islam avait établi un protocole de tolérance à une époque où le christianisme ne tolérait rien. Nous sommes en tout cas loin du compelle intrare évangélique (Luc 14/16-23), tant exploité par les inquisiteurs et par Bossuet à l'appui de leur fanatisme. Mais faut-il avoir pour autant une vision idyllique du bouddhisme ? Dans le sud de la Thaïlande, des écoliers musulmans étaient il y a peu, contraints de saluer une statue du Bouddha avant d'entrer en classe.

Le plan de cet ouvrage, très dense, articulé en cinq parties appelées « livres » n'apparaît pas toujours avec une suffisante clarté, et l'on pourrait reprocher à l'auteur de procéder à un feu d'artifice de citations qui témoignent sans doute de l'ampleur de sa culture, mais qui risquent parfois de créer la confusion chez le lecteur. Ceci dit, il y a vraiment beaucoup d'enseignements et de sujets de méditation à glaner au fil de ces pages.