De la Prusse à l'Afrique : le colonialisme allemand, XIXe-XXIe siècles

Recension rédigée par Henri Marchal


Le colonialisme allemand ultra-marin, de courte durée (une trentaine d’années), est généralement peu connu dans ses origines comme dans ses manifestations. Il émerge d’un soubassement discursif né en Prusse à l’époque romantique et s’appuie sur une politique de puissance. En remontant le cours de l’histoire, l’autrice a choisi d’emblée d’inscrire sa recherche dans un cadre général.

L’ouvrage analyse ainsi l’imbrication qui s’est progressivement établie en Allemagne entre le discours national et l’aventure coloniale. Il se découpe en quatre parties autonomes qui retracent ses contours tout au long des XIXe et XXe siècles, en synthétisant des textes déjà publiés. Il a pour objectif de caractériser le colonialisme allemand (entendu comme exploitation de territoires au profit de la métropole) en le reliant au processus de germanisation (entendue comme politique visant à conférer un caractère germanique aux territoires).

Dans la première partie, la volonté nationale s’affirme par le discours à l’époque du romantisme politique. La Prusse a pris l’ascendant sur les multiples États allemands et résiste à la domination française. C’est là que surgissent des associations aux accents patriotiques dont la plus influente est à Berlin la Société de la Table (1811) sous l’autorité de Adam Müller. Ce Prussien d’origine conforte l’identité allemande par le discours. Il est animé par un principe d’exclusion qui frappe les femmes, les Français et les juifs, soit « les Autres ». Parallèlement, le rapport philosophique entre guerre et paix se renverse. A l’opposé de la conception kantienne de la paix, la guerre est présentée comme une dynamique de progrès. La guerre ouvre un dialogue entre voisins violent certes mais constructif, et donc légitime. Cette fécondité dialogique, dont Clausewitz s’inspire, autorise les entreprises offensives. Benjamin Constant reconnaît également des mérites à la guerre mais dénonce la guerre de conquête pratiquée par Napoléon qu’il assimile à un jeu immoral dont la vie du soldat est la mise. D’un sursaut patriotique, on passe par le principe vital de la guerre à un mouvement nationaliste, à tendance militariste et impérialiste.

La deuxième partie est consacrée à la politique de puissance continentale et ultramarine, pratiquée par l’Allemagne au XIXe siècle. La dynamique discursive s’est prolongée par un essor industriel, commercial et culturel qui ne manque pas d’inquiéter les États voisins. Les rivalités se cristallisent dans la guerre franco-prussienne remportée par la Prusse. Avec la proclamation du Reich allemand à Versailles en 1871, on passe « de l’idée impériale en Allemagne à l’idée d’Allemagne impériale ». Dans sa recherche de suprématie et de sécurité, le chancelier Otto von Bismarck concentre ses efforts sur l’Europe centrale et se montre réticent aux expéditions ultra-marines. L’expansion vers l’Est (Posnanie) se construit sur une prétendue continuité entre les migrations allemandes au Moyen-Âge (Chevaliers teutoniques) et vise un nouvel horizon marqué par l’envoi de colons dans les marches orientales. L’implantation allemande se consolide par la politique foncière et l’expulsion des Polonais. La mainmise allemande transforme ainsi des territoires slaves en véritables colonies à germaniser.

En va-t-il autrement de l’Alsace-Moselle ? La région est traitée comme un espace à revivifier par la culture germanique avec le statut particulier de Reichland qui la met sous la dépendance directe de Berlin. L’un des administrateurs envoyés par Berlin est un juriste prussien, Friedrich Curtius qui place toujours ses exigences spirituelles au-dessus de l’engagement administratif. Il a conscience de la double appartenance culturelle de l’Alsace. Partisan d’une re-germanisation apaisée, il se démarque d’une politique qui se transforme en une assimilation forcée à l’Empire (politique scolaire, mesures de dé-francisation). En toute impunité, l’armée s’en prend à la liberté des Alsaciens et son arbitraire se dévoile dans l’affaire tragique de Saverne en 1913, considérée par la presse comme une « affaire Dreyfus allemande ». La brutalité manifeste des militaires allemands envers la population met fin aux possibilités de re-germanisation. Pour Friedrich Curtius, c’en est fait de l’avenir impérial de l’Alsace. Le territoire était en réalité gouverné comme une colonie. Ce n’était plus de la germanisation mais de la « colonisation intérieure » !

La prudence de Bismarck pour les expéditions ultramarines s’efface quand il constate que pour égaler les grandes puissances devenues coloniales, l’Allemagne doit rayonner outre-mer. Il réoriente sa politique au-delà du continent européen et organise une conférence internationale à Berlin. Ses motivations sont à la fois d’ordre intérieur et diplomatique. Il veut détourner l’attention des problèmes économiques et sociaux dans une Allemagne en pleine mutation industrielle et satisfaire les armateurs de la Baltique. Il cherche également à contenir la puissance britannique en se rapprochant de la France au point de soutenir ses aspirations coloniales. Il fait de la France un partenaire pour concevoir et réaliser en 1884-1885 la Conférence de Berlin que les Africains ont ensuite surnommée le « Yalta de l’Afrique ». Après avoir instrumentalisé la France pour assurer la paix du Reich continental, il s’en écartera pour revenir vers les Britanniques. En fait, il considère que le Congrès de 1878 avec sa redéfinition des frontières fut plus décisif pour la sécurité allemande en Europe. Rapidement, il se détourne d’une entreprise coloniale qui a établi entre 1884 et 1885 divers protectorats allemands dispersés en Afrique et en Océanie. Le rêve colonial ultramarin cède la place à un intérêt plus déterminant, la poursuite d’un colonialisme continental au service d’une volonté de puissance.

La troisième partie propose des éclairages inédits sur des Allemandes en terrain africain. Dès 1884, il apparaît nécessaire d’associer « la femme allemande » au processus de colonisation et de germanisation. Le désir d’Afrique est généré chez les femmes par le discours politique. Leur mission est de répandre la culture germanique pour « civiliser » le continent. Cet appel est reçu généralement par des femmes originaires de territoires où l’expansion allemande s’est réalisée depuis le Moyen-Âge. Fières des principes protestant et militaire de leur jeunesse, elles s’engagent pour la promotion du rêve impérial allemand. Avec l’Afrique pour décor, elles imaginent un espace idyllique délivré de contraintes pour faire valoir leurs aptitudes. C’est un terrain d’émancipation féminine. Leur rôle est de transformer un environnement sauvage en le modernisant par l’éducation des enfants et l’action sanitaire dans des populations qui restent peu réceptives. Les écrits féminins sont révélateurs des relations de pouvoir dans un contexte colonial.

Tom von Prince et son épouse Magdalene (née von Massow, originaire de Poméranie occidentale) forme un couple emblématique du mode de colonisation allemande. Ils s’installent dans la région des monts Usumbura en Afrique orientale qui fut parmi les premières à être colonisée par des fermiers allemands. Depuis leur plantation, Magdalene adhère aux combats de pacification qui se transforment en guerre d’anéantissement des Wahehe (pendant du génocide Herero, à l’Ouest). Aux côtés de son époux, elle est le représentant féminin significatif de la brutalité coloniale.

Le rêve féminin de liberté se brise après la défaite de 1918 qui prive l’Allemagne de son empire colonial. Le traité de Versailles lui retire le droit de posséder des colonies. Cette interdiction est perçue comme une injustice politique et économique doublée d’une humiliation. Dans l’entre-deux-guerres, un mouvement révisionniste ravive l’imaginaire colonial et développe l’idéologie paradoxale d’un colonialisme sans colonies sous la République de Weimar. Il dénonce l’incapacité des nouveaux maîtres à gérer leurs anciens territoires. La propagande se tourne, non sans conséquences, vers la préservation de la vie de la « nation » ou du « peuple » identifié à l’État depuis le temps du romantisme politique.

La quatrième partie s’intéresse à la transimpérialité européenne et au softpower allemand (XXe-XXIe siècles). La situation du Togoland allemand, partagé après la guerre entre l’Angleterre et la France, sert d’exemple pour illustrer les formes qu’elle a prises en Afrique. La nostalgie d’une période considérée à tort par la population comme bénéfique fut instrumentalisée pour rejeter la colonisation française qui échoua dans la marche vers l’autodétermination.

Plus tard en Europe, la défaite allemande produit après 1945 une « rémigration » forcée vers l’ouest et signe la fin de l’expansion germanique continentale. Le retour d’Afrique précéda le retour de l’est. Les transferts de populations répondent au principe de dénouement des conflits nationaux par la destruction des confins. Ils appellent une redéfinition des constructions identitaires et politiques telles celle de l’Union européenne.

Pour sa part, Ernst Robert Curtius fait de l’Europe le cœur de son discours et l’instrument de la réhabilitation allemande. Ce célèbre médiateur franco-allemand, d’origine prussienne né en Alsace, est le fils de Friedrich Curtius. A la suite de Adam Müller, il fait partie de ceux qui ont compris combien le phénomène discursif et sa puissance politique déterminent en profondeur le Vieux Continent. Le repli vers l’Europe constitue le point d’orgue de l’entreprise coloniale allemande. Les questions de germanisation et de colonisation ne sont plus posées.

Pourtant, le discours allemand refait surface dans les anciennes colonies devenues indépendantes en 1960, notamment au Togo et en Namibie. Au Togo, la présence culturelle et économique allemande perdure en s’enracinant dans un héritage matériel, associé au souvenir colonial. Par sa politique culturelle et ses aides financières et technologiques, l’Allemagne s’impose favorablement dans un contexte où des critiques anti-françaises se font entendre. Le parcours africain de l’Allemagne représente l’aboutissement d’un plaidoyer impérial dans une opposition à la France. Les temps changent puisque le Togo a décidé de rejoindre le Commonwealth.

Par un examen approfondi et raisonné, truffé de références et étayé par une abondante bibliographie, Christine de Gemeaux met remarquablement en évidence une double convergence. La première relie le discours et la pratique dans le processus germanisation-colonisation ; la seconde relie deux espaces, le continental et l’ultra-marin, par une approche identique. Sa démonstration aboutit à la conclusion d’une « globalité coloniale » allemande qui réunit le continent et l’outre-mer par l’inspiration et l’action.