Le journal de Loceria : chronique d'Éthiopie, 1970-2000

Recension rédigée par Hubert Loiseleur des Longchamps


Loceria, fils de Lopir, était un Nyangatom, peuple semi-nomade habitant la terre qui s'étend du plateau de Kauto, au Soudan du Sud, jusqu'aux rives de l'Omo, dans le sud-ouest de l'Ethiopie. Loceria a écrit, chaque jour entre 1972 et 1976, une chronique de sa vie à la demande de Serge Tornay, ethnologue venu travailler à partir de 1970 dans la basse vallée de l'Omo selon le souhait de note confrère Yves Coppens qui y effectuait des missions paléontologiques, et voulait aussi y accueillir des ethnologues.

Le récit de Loceria est introduit par une présentation d'une cinquantaine de pages écrites par Serge Tornay, qui fournit au lecteur les clés permettant d'accéder à la compréhension des aventures de l'épistolier. La chronique elle-même abonde en commentaires de la main de l'ethnologue lorsque le texte de base semble ne s'adresser qu'à des initiés.

Serge Tornay avoue avoir été attiré par les anciennes colonies françaises, et enseignait à l'université de Nanterre la richesse culturelle et sociale des peuples africains lorsqu'il a été mis en contact avec cette Afrique agro-pastorale qui s'étend du bassin du Nil aux côtes de Somalie. C'est le hasard qui le fait rencontrer Loceria, personnalité inattendue dans un tel contexte.

Benjamin de sa famille, Loceria est scolarisé au Kenya, puis est employé comme aide de camp dans les garnisons kenyanes, avant de retourner dans sa terre natale après la mort de l'un de ses frères. Il hérite de ce dernier son épouse et ses responsabilités familiales et sociales, selon la coutume des Nyangatoms. Littéralement « fusils jaunes » (ou « neufs »), les Nyangatoms ont reçu cette appellation consacrant leur goût des armes. Ils composent une société agro-pastorale appartenant au monde nilotique, de la même famille que les Maasai du Kenya. Environ cinq mille, ils occupent un territoire de 2400 km2 dans le « Triangle Ilimi », et se déplacent autour des rives de l'Omo et des herbages adjacents, jusque dans la région de Kibish aux confins du Soudan.

Mobiles, ils sont en compétition avec d'autres peuples de la région, en particulier les Marile, qui jouent le rôle d'ennemi héréditaire, et dont Loceria raconte les conflits sanglants avec son peuple, suivis de réconciliations fragiles et provisoires. La vie des Nyangatoms est marquée par les cycles naturels des saisons sèches et humides, les crues souvent meurtrières de l'Omo, la culture du sorgho, et aussi la cueillette et la chasse au petit gibier, le gros étant hors de leur portée. Le temps se compte à partir des mois lunaires, avec un ajustement très pragmatique pour compenser la dizaine de jours manquant à la fin de l'année, permettant ainsi de rattraper le calendrier moderne.

L'appartenance à un établissement (au sens anglais de « settlement ») pastoral est la base de l'organisation sociale. Cet établissement accueille généralement huit à dix familles, souvent polygynes. En conformité avec la socialité africaine traditionnelle, l'entourage est assimilé à des parents ou alliés, même en l'absence de lien de sang. Le village est constitué de huttes entourées de haies d'épineux pour se protéger des intrus, hommes ou animaux. Quand la saison l'impose, ou que le volume des détritus rend l'habitat impossible, le groupe de familles va constituer un nouvel établissement.

Divisé en sept sections territoriales : les Cigognes, les Flamants, les Ibis…, le peuple Nyangatom se repartit en une vingtaine de clans aux noms évocateurs de leurs habitude de vie : « ceux des boucles » (de cheveux, de rivières...), « ceux qui maçonnent »... Les classes d'âges sont définies non par rapport aux degrés parentaux occidentaux (grands-parents, parents, enfants) mais à partir des cohortes qui décident, par sécessions successives, de créer un nouveau groupe. Ceux-ci constituent la première génération, leurs enfants la seconde. Ils portent aussi le nom d'animaux, ce qui permet de les identifier.

Loceria a un style très direct, sobre et parfois brutal. Il y a de belles images traduites en français par Serge Tornay (« la pluie a sailli le pays Nyangatom »), mais peu d'impressions personnelles ou d'expressions de sentiments. Le récit est court, sec et sans nuance. Les commentaires des Serge Tornay nous donnent les explications utiles. Les descriptions sont parfois mystérieuses ou incompréhensives. Certains épisodes semblent primitifs, les récits de sorcellerie, voire d'anthropophagie ou de nécrophagie sont courants, et les significations données par l'auteur sont nécessaires. Les Nyangatoms sont confrontés à une vie très dure, parfois victimes d'épidémies, connaissent souvent des épisodes meurtriers de famine, de crues dévastatrices, d'attaques de hyènes ou de nuages de sauterelles. Le récit de Loceria, dans sa sécheresse, peut aussi s'accompagner de poésie, et il nous ouvre sur un monde qui existe toujours. Les sentiments, même non écrits ou très pudiquement, sont bien présents notamment à travers les rites de cette petite société. En attestent certaines formules de conclusion des lettres quotidiennes de l'auteur : « tu entendras demain parler de Loceria », « tout est là, à demain ».

Loceria a brutalement cessé d'écrire en 1976. Malgré toutes ses recherches, Serge Tornay n'est pas parvenu à expliquer sa disparition. Il émet l'hypothèse qu'il serait mort dans des combats contre l'Erythrée, à cause d'une guerre à laquelle il était étranger. Ce livre est un hommage à un écrivain qui mérite, tant par son style que par le contenu de son récit, d'être lu au delà des frontières de son peuple.