Euploia : la Lycie et la Carie antiques : dynamiques des territoires, échanges et identités : actes du colloque de Bordeaux, 5, 6 et 7 novembre 2009

Recension rédigée par Claude Briand-Ponsart


Depuis quelques années, le modèle unitaire de l’espace méditerranéen aux époques antique et médiévale cher à Braudel est remis en question. L’objectif qui a présidé au programme de recherches international dont est issu cet ouvrage était donc de déterminer dans quelle mesure la Carie et Lycie conservèrent des formes identitaires face aux influences venues de l’extérieur. Située au sud-ouest de l’Asie Mineure, cette « micro-région » à l’échelle de la Méditerranée, occupait une position stratégique entre la Mer Égée et la Méditerranée orientale. De ce fait, elle s’est ouverte de gré ou de force aux puissances qui s’y succédèrent de l’empire perse à Rome, en passant par la Grèce, les royaumes hellénistiques, chacune y laissant des empreintes politiques, économiques et culturelles. De solides analyses fondées sur des études de terrain et une documentation indiscutable ont permis d’éviter le double écueil de l’historiographie passée, qui accorde d’un côté à l’hellénisation une place prépondérante, qui tend de l’autre à exalter les caractéristiques locales.Si l’influence grecque s’est fait sentir sur ces régions au moins dès le VIIe s. av. J.-C., la zone a subi les contrecoups des affrontements entre Grecs et Perses au siècle suivant. Le IVe s. a correspondu à une embellie sous la houlette des Hécatomnides, dont le satrape Mausole fut le plus illustre représentant. Ultérieurement, les successeurs d’Alexandre, Séleucides et Lagides se disputèrent la région, avant que Rhodes n’imposât son autorité pour quelques décennies. Après avoir nettoyé la Méditerranée orientale de la piraterie qui l’infestait, les Romains établirent une paix durable qui contribua à l’épanouissement des cités au début de notre ère. Dans cette histoire à la fois riche et troublée, et en s’appuyant sur des documents déjà connus comme sur les copieux résultats d’investigations récentes, les 45 auteurs ont ainsi fourni des contributions, ordonnées en sept parties, sur les différents vecteurs pris par l’expression d’une identité locale forte.

La singularité des langues carienne et lycienne n’est plus à démontrer et des enquêtes substantielles ont établi que, en dépit de variantes régionales, les populations de Carie ont usé d’un alphabet homogène pour exprimer leur langue. Le cas de la Lycie se révèle plus complexe dans la mesure où le lycien était sans doute davantage concurrencé par le grec. L’analyse iconographique des bas-reliefs décorant les monuments prestigieux comme sur le pilier de Xanthos, appelé Monument aux Harpies, et le monument des Néréides en Lycie, ou le Mausolée d’Halicarnasse en Carie, prouvent que les emprunts stylistiques à la Grèce ont été adaptés à des thèmes caractéristiques d’un répertoire régional. La Lycie offre un profil culturel original tout au long de la période classique : les femmes–oiseaux de Xanthos appartiennent à un fond original de croyances sud-anatoliennes ou orientales, comme la scène de chasse avec griffon reproduite sur un sarcophage de Limyra. L’examen méthodique de la documentation sur Hécate tend à prouver que cette déesse était originaire de Carie avant d’être adoptée par la Grèce. L’ère correspondant aux Hécatomnides a constitué un moment privilégié comme l’indiquent les sites majeurs de Carie que sont Halicarnasse, Iasos, le sanctuaire de Labraunda, mais aussi les forts de l’intérieur. Les satrapes, qualifiés de rois par les textes locaux, sont à l’origine de ce qu’on nomme la « renaissance ionienne » en raison du choix qu’ils ont fait de promouvoir une résurgence de l’ordre ionique dans l’architecture civile et religieuse. Parallèlement les études montrent le choix de techniques de construction, qui ne sont pas propres à la région, mais qui y furent systématiquement utilisées, en particulier pour les constructions à caractère défensif. On en retrouve des caractéristiques à Cnide, cité pourtant fondée par les Doriens. Au IIIe siècle, l’influence de l’Égypte lagide, dont la marine contrôlait la côte sud de l’Asie Mineure, se fait sentir au Letôon de Xanthos, au Ptolémaion de Limyra, comme à Patara - renommée Arsinoé. Cependant cette présence est probablement restée limitée à la zone côtière. La présence romaine suscita un épanouissement des cités et, pendant l’Empire, de grands programmes édilitaires virent le jour, aussi bien dans les villes de la côte que dans l’intérieur et les ports. Ces derniers connurent une activité intense et la céramique permet d’établir une géographie des courants d’échanges. Les importations de céramique attique à vernis noir étaient réservées aux sanctuaires et aux catégories sociales riches et, à côté d’elles, une céramique moins luxueuse était sans doute produite localement à destination d’une clientèle plus modeste, bien qu’on ait trouvé très peu d’ateliers. À l’époque tardive, des poteries furent exportées, semble-t-il, jusqu’en Méditerranée occidentale. Sans remettre en cause le schéma général, de récentes découvertes d’inscriptions ont suscité d’utiles mises au point historiques. La dernière partie de ce volume, dont il faut souligner la qualité, expose les récentes découvertes de Tlos en Lycie, d’Idyma et ses environs, ou des chambres funéraires près de Kéramos en Carie.

La variété des sujets abordés, la perspicacité des analyses et la qualité des synthèses de l’ensemble ont permis de faire un bilan très instructif des questions historiques posées en préalable. Elles éclairent à la fois le dynamisme de la Carie et de la Lycie, leur faculté d’adaptation et leur capacité à préserver des traits de leur identité face aux transformations du monde méditerranéen.