Chiisme et État : les clercs à l'épreuve de la modernité

Recension rédigée par Christian Lochon


Somme de 542 pages, cette roborative étude intitulée Chiisme et État, rappelle l'ouvrage de Mohsen Mottaghi La Pensée chiite contemporaine à l'épreuve de la Révolution iranienne (Paris, l'Harmattan, 2012) recensé précédemment dans ces colonnes, particulièrement pour ce qui concerne la mission eschatologique de la politique iranienne intérieure et extérieure, dirigée par un guide autoproclamé et contesté par ses pairs, ainsi que pour la volumineuse littérature politique des clercs iraniens qui dévoile une extraordinaire liberté de pensée et une recherche de l'exégèse, inconnue dans le Proche-Orient arabe sunnite voisin.

L'auteure rappelle dans quelles conditions certaines personnalités chiites sont parvenues au pouvoir suprême; tout d'abord, en Irak, sous les Abbassides, où les Califes, représentant la tradition sunnite durent faire appel pendant un siècle à des premiers ministres chiites appartenant à une famille princière du Khorassan qui s'installa à Bagdad jusqu'à son renversement par  une autre dynastie de Turcs récemment convertis à l'islam, les Seljouqides. Les Chiites se dissimulèrent alors ou gagnèrent les marges de l'empire (Yémen, Maghreb, Asie Centrale); lorsque l'Empire ottoman imposa sa propre dynastie à l'ensemble du monde arabe, une tribu azérie soudée par son appartenance à la Confrérie sunnite des Qizilbach, décida de s'opposer à Istanbul au nom même de l'islam et pour cela, adopta le chiisme en 1501, créant en Iran l'Empire safavide du nom de son fondateur Safieddine. La population iranienne se vit imposer l’appartenance au chiisme tout au long du XVIe siècle. L'Iran, dont la nouvelle capitale sera Téhéran qui remplacera Isfahan en 1786 (sous Agha Mohamed Khan, fondateur de la dynastie Qajar) deviendra ainsi l'ennemi récurrent d'Istanbul. Il l'est resté encore aujourd'hui, semble-t-il. Au XIXe siècle, Nasreddine Chah imposera la séparation entre le gouvernement et la hiérarchie religieuse, formée de « Marja », théologiens locaux qui agissent comme représentants qualifiés du dernier Imam disparu au IXe siècle. Ils sont si puissants que le Marja Shirazi, en 1891, imposera l'interdiction généralisée de la consommation du tabac lorsque le Chah aura attribué la concession de la vente des tabacs à une société britannique. De 1906 à 1911, la révolution constitutionnelle d'inspiration libérale, en partie calquée sur la Constitution belge, proclame l'égalité de tous les citoyens mais les clercs font ajouter qu'il est interdit de voter une loi qui s'écarte des principes de l'islam, que le ministère de la Justice doit appliquer la Charia et que la liberté de la presse n'est pas garantie en cas de critique contre l'islam. En 1925, un officier, Reza Khan impose une nouvelle dynastie, celle des Pahlavi; impressionné par les réformes d'Atatürk, il promulgue le Code commercial qui réduit l'influence des Ulémas et, en 1934, ouvre la nouvelle Faculté de Droit de l'Université de Téhéran qui institue un enseignement laïque du droit. Son fils Mohamed Reza luttera contre la hiérarchie cléricale des Ayatollahs, expulsant entre autres l'Ayatollah Khomeïni, qui, à partir de l'Irak, de la Turquie, puis de la France, à Neauphle-le-Château, mènera une violente campagne de déstabilisation du régime de Téhéran. En 1979, il reviendra en Iran, imposant une «République islamique» qui s’avérera aussi répressive que le régime précédent.

Contrairement aux réformateurs des Etats sunnites, qui sont, pour la plupart, des intellectuels laïques, en Iran la majorité des penseurs sont des clercs de haut rang. Rappelons que la hiérarchie cléricale chiite comporte des mollahs (chargés de la gestion d'une mosquée et recrutés au niveau de fin des études secondaires), des « moujtahid » (possédant une licence de théologie), des hodjato- islam (titulaires d'un master) et des ayatollahs (ayant soutenu un doctorat), lesquels éliront les grands ayatollahs au nombre limité. Cette reconnaissance des diplômes s'impose car les théologiens de haut rang sont censés émettre des fatwas et réformer la charia en l'absence du dernier Imam disparu. Les imams étaient chargés de la guidance («wilaya») de la religion et de l’enseignement de la charia ; l'occultation du dernier Imam pose le problème de la contradiction entre la présence perpétuelle de l'Imam (symbolisée au Parlement iranien par un siège laissé libre). Dès le Xe siècle, les fuqahas (pluriel de « faqih »), les clercs, s'allient avec les familles aristocratiques pour combler le vide de cette occultation. Leurs études portent sur l'acquisition des sciences religieuses traditionnelles et sur les sciences secrètes initiatiques. De ce fait au XVIIe siècle, les « mujtahid » présideront les tribunaux religieux et les « sadr » les fondations de mainmorte (waqf). Mais deux écoles s'affronteront, les « Usuli » jugent que, selon un hadith de l'Imam Jaafar, les clercs remplacent les imams contrairement aux « Akhbari » traditionalistes. Mais comme les Sunnites, les ulémas chiites se réfèrent à l'esprit égalitaire de l'islam sans toutefois admettre l'égalité entre non-musulmans et musulmans et entre hommes et femmes.

Les intellectuels chiites contemporains les plus estimés sont le Cheikh Mohsen Kadivar (né en 1959), possédant un double cursus théologique et laïque, Abdolkarim Soroush dont la Pensée politique de l'islam n'hésite pas à contester le dogme de la Wilaya (Supériorité du Faqih sur le politique), laquelle n'est ni un fondement du chiisme, ni une question de foi; Mojtahid Shabestari (Azéri, né en 1936) qui fut en tant que Recteur de l'importante mosquée chiite de Hambourg, confronté à l'enseignement des Sciences sociales; Mostafa Malekyan (né en 1956) qui s'attache à définir les concepts de « modernité » et de « modernisation »; Hasan Yusofi Eshkevari auteur duGouvernement fondé sur la Wilaya et d'une Encyclopédie du Chiisme. Parmi les revues spécialisées, Naqd o Nazar publie les traductions d'auteurs occidentaux (Max Weber) ou néo-mutazilites arabes (l'Egyptien Nasr Abu Zeyd).

La «Marja'ïya», ou « source d'imitation » est un concept basé sur la Charia; la consultation des fidèles auprès de savants reconnus, désignés pour leurs qualifications par la communauté, s'est étendue sur tout l'espace chiite; déjà les spécialistes, que le Coran nomme «Ahl al-hal wal 'aql» surveillaient les Califes. Appelés «Marja'» dans le monde chiite, ils financent aussi les études de leurs disciples; aujourd'hui, ils ont développé des sites informatiques pour répondre aux questions de leurs consultants. Hors Iran, le Grand Ayatollah Mohamed Saïd Al Hakim (né à Najaf en 1939), le Grand Ayatollah Al Najafi, né en Inde (1942), le Grand Ayatollah Ali Sistani (né à Machhed en 1930), disposent d'un vaste réseau qui s'étend en Occident comme la Fondation londonienne de l'Imam Ali.

Contrairement à la Marja'iya acceptée comme référence par l'ensemble des chiites, le concept de «Wilaya el Faqih» (Supériorité du clerc sur le monde politique) a été imposé par une personnalité exceptionnelle, le Grand Ayatollah Khomeïni, mais est largement contesté. Il se servit de cette théorie pour sa longue marche vers le pouvoir absolu et en ayant changé plusieurs fois de conceptions politiques. A la fin, il identifia l'autorité des juristes à celle des prophètes et des Imams, plaçant le Faqih (en fait lui-même) au même niveau que les Imams; d'ailleurs son testament politique porte le titre sacrilège de « Testament de l'Imam » (Sahifeh-i-Imam). Ses alliés politiques furent les jeunes mollahs impatients de s'affranchir de leurs propres maîtres spirituels, leurs Marja' et il diffusa ses idées au moyen de revues cléricales largement subventionnées Fiqh-é-Ahl-é-beyt ou Hokumat Islam. C'est le Grand Ayatollah Montazeri, pressenti comme successeur de Khomeïni et éliminé par Khaménei, qui, dans sesÉtudes sur la Wilaya du Faqih et le Droit de l’État islamique, prône la séparation des pouvoirs religieux et politiques. Khaméneï, secrétaire de Khomeïni puis Président de la république islamique de 1981 à 1989, réussit à se faire nommer « Rahbar » (Guide, en persan) en n'étant que Hojato-islam et non Ayatollah, titre qu'il se fera attribuer au « tour extérieur » sans avoir soutenu son doctorat; d'où la contestation actuelle de son rôle par le Haut Clergé, qu'il neutralise par sa mainmise sur la police politique et sa prétention à faire accepter la prééminence de la Wilaya sur la Marja'iya. Il en demeurera une ambiguïté permanente pour ce régime dont les institutions d'autorité religieuse se sont dédoublées entre ces deux pôles de Marja'iya et Wilaya, qui font l'objet d'une lutte pérenne entre traditionalistes et innovateurs. Pour les simples citoyens en fait, le Faqih (Khaméneï) exerce un gouvernement à finalités religieuses tandis que les Marja' guident les individus et la Umma en général. Il faut rappeler qu'en se parant du titre de Eaqih Suprême, Khomeyni avait cru quelque temps que cela lui permettrait d'attirer les Sunnites dans son camp; il n'avait pas compris que la « fitna » (chaos, affrontement) entre Sunnites et Chiites allait au contraire reprendre et que les seuls alliés politiques de l'Iran, Chiites de l'Irak et du Liban (Hizbollah), Alaouites de Syrie, étaient détestés et combattus par leurs propres concitoyens sunnites.

C'est du Liban que la nouvelle dynastie safavide du début du XVIe siècle, établie en Iran, fit venir les premiers ulémas chiites; ainsi, le Cheikh Nasreddine Al Karaki (né en 1465 dans la Bekaa) se rendit à Tabriz et Chah Ismaïl le nommera Cheikh al Islam du nouveau royaume iranien chiite. A la fin du XXe siècle, les clercs libanais feront savoir leur hostilité à l'imposition de la Wilaya dans la République islamique d'Iran comme les Cheikhs Mohamed Jawad Mughniyya (1904-1979), Mohamed Mahdi Chamseddine (1936-2001) et même Mohamed Hussein Fadlallah (né à Najef en 1935, décédé en 2010), qui avait été le représentant au Liban du grand Ayatollah irakien.Khoï. C'est en fait Hassan Nasrallah, qui s'était imposé à la tête du Hizbollah, qui s'improvisera représentant au Liban de Khomeïni après que quelques militants aient voulu créer dans la Bekaa une république islamique en miniature peu fiable. En Irak, il y eut toujours une concurrence entre les Marja' de Najef et Kerbela et ceux de Qum en Iran. A l'époque seljouqide de l'Empire abbasside (XIe siècle), le centre intellectuel chiite se déplaça de Bagdad à Hilla plus au sud pour des raisons de sécurité. Les opposants religieux au régime du Shah se réfugièrent dans les années 1960 à Najef comme Khomeïni. En 1969, le gouvernement irakien expulsa de nombreux citoyens d'origine iranienne; les Ulémas exercèrent alors leurs consultations à partir de Qum. La reconstruction actuelle de l’État irakien est un laboratoire de la modernité politique chiite dans lequel les autorités religieuse chiites continuent à exercer leur rôle titulaire.

C. Arminjon-Hachem conclut que « la pérennisation de l’État islamique iranien et la persistance de la marja'iya ont consacré finalement la reconfiguration des rapports entre deux ordres irréductibles d'autorité... qui attestent ainsi de la division du travail religieux ». En tout cas, plusieurs courants intellectuels en Iran tendent à un renouvellement du champ de l'autorité par une ouverture de la pensée religieuse. L'ouvrage permet aussi de comprendre mieux l'opposition issue de milieux pourtant cléricaux vis-à-vis d'un gouvernement lui-même clérical; la société chiite, peut-être plus que la société sunnite, réclame une ouverture sur la modernité, que laisse entrevoir une recherche exégétique exercée sans tabous. Une bibliographie volumineuse (pages 512 à 538) permettra au chercheur de se documenter davantage sur les multiples courants de pensée susceptibles de faire évoluer les mentalités et contourner les obstacles au progrès défendus par les traditionalistes