La guerre des islamismes

Recension rédigée par Christian Lochon


           Cet ouvrage qui a reçu le Prix Albert Thibaudet 2017, est le troisième du professeur Guidère que nous recensons dans le cadre de notre académie, après Al Qaïda à la conquête du Maghreb (Rocher) en 2007 et Le retour du Califat (Gallimard) en 2016. M. Guidère y souligne la diversité juridique et la flexibilité pratique caractérisant le droit musulman (p. 107). C'est ce qui conduit encore aujourd'hui « du Maroc au Pakistan à la lutte féroce entre les défenseurs de l'humanisme et les partisans du confessionnalisme » (p. 246).

            Dès l'élaboration des différentes écoles juridiques aux VIIIe et IXe siècles, leurs fondateurs furent persécutés par le pouvoir politique : ainsi, Abou Hanifa, créateur du hanafisme, fut torturé et mourut en prison en 767, Ibn Malik, créateur du malékisme fut fouetté par le Gouverneur de Médine en 795, Al Chaféï (m.820), initiateur du chaféisme fut emprisonné; Ibn Hanbal (m.855), fondateur du hanbalisme fut également emprisonné deux ans. Quant à Ali, cousin germain du Prophète, il attendra 24 ans avant d'accéder au Califat et sera assassiné trois ans plus tard.

            L'auteur analyse avec une grande maîtrise la tendance à
l'extrémisme : « L'aveuglement de la foi peut faire de chaque croyant... un assassin au nom de la foi » (p. 9) parce que « dans les justifications djihadistes, toute contextualisation et toute historisation du texte sacré disparaissent au profit d'une interprétation atemporelle et anachronique qui autorise toutes sortes d'exactions au nom de la religion » (p. 43) puisque l'adoption de l'abrogation des versets antérieurs fait que « les versets les plus récents, les plus durs du Coran ont été majoritairement retenus » (p. 51). Il en est ainsi de la mise en esclavage des femmes que Daech imposa à la communauté yézidie syro-irakienne en le justifiant par un livret de Questions-Réponses sur les femmes captives, inspiré de versets coraniques (p. 200). Il est vrai que ce n'est qu'en 1936 que le roi Abdelziz interdit l'importation d'esclaves en Arabie Saoudite (p. 208). C'est dans un tel cadre que « beaucoup de jeunes, frustrés sexuellement rejoignent les rangs de l’État Islamique pour avoir des relations sexuelles dans un cadre prétendument « islamique » (p. 218).

            Les interprétations du jihad sont également très diversifiées et peuvent, prétendument au nom de l'islam, servir tous les combats politiques. Il y eut avec l'ouléma polémiste Ibn Taymiyya (1263-1328), un djihad anti-mongol, anti-chiite, anti-alaouite, anti-soufi, dont les fatwas sont éditées aujourd'hui pour entretenir les luttes interconfessionnelles (p. 58) ; puis un djihad dogmatique, institutionnalisé en 1744 par l'alliance du chef tribal Ibn Saoud et de  l'ouléma Abdelwahab dans le Nedj (p. 67) ; au XXe siècle, un djihad anti-communiste et anti soviétique avec Azzam (p. 74) ; anti occidental depuis 1990 (p. 75) ; un djihad mondialiste avec l'idéologue syrien Abou Moussab qui diffusa en 2004 sur internet un Appel à la Résistance islamique mondiale (p. 77) ; même un djihadisme anti musulman recommandé par l’Égyptien Sayyed Qutb en 1951 (p. 79).

            Si l'islam est diversifié, l'islamisme l'est également comme le montre M. Guidère en examinant la situation dans plusieurs pays. L'Irak voit ses partis chiites pro iraniens ou anti iraniens essayer de gagner les législatives tandis que les Irakiens sunnites kurdes sont opposés à leurs concitoyens sunnites arabes (p. 113). En Syrie, les Salafistes, les Frères Musulmans, les Qaïdistes et les Daechis, après avoir éliminé l'Armée de libération syrienne formée de sunnites modérés, se battent entre eux (p. 122). Au Yémen, Al Qaïda locale depuis 2009 combat le parti islamiste Islah et subit des attaques des combattants daechis locaux (p. 127). En Égypte, les Frères Musulmans ont été contestés par des mouvements terroristes, Djihad islamique, Gamaa Islamiyya (p. 144). Au Maghreb, les djihadistes algériens se sont liés avec les Qaïdistes tandis que les djihadistes marocains soutiennent Daech! (p.156). Au Sahel, Tablighis, Ikhwan, Salafistes, Wahhabites, Djihadistes, Takfiristes, Califatistes défient les troupes françaises de soutien aux gouvernements malien  et voisins, tout en se neutralisant (p.180 et s) les uns les autres. La guerre des islamismes se déroule également en Europe où « la régression intellectuelle est la conséquence du militantisme confessionnel et de la radicalisation religieuse » (p. 227) entraînant une contamination du confessionnalisme (p. 238). Les confréries soufies sont également en compétition (p. 189) comme le montre le champ d'action de quelques-unes, Tijaniyya, Qadiriyya, Mouridiyya. Quant aux Naqchbandiyya (p.  194), l'auteur aurait pu rappeler la lutte politique pour le pouvoir dans la République d'Erdogan contesté par les Fethullatchis, branche des Naqchbandiyya.

            On retiendra que l 'ouvrage rappelle « que les armées en présence ne sont pas celles que l'on croit mais des citoyens connectés derrière leurs écrans » (p. 249). Cela vient du fait de la « multiplicité des courants, des doctrines des groupes armés se réclamant d'une conception de l'islam politique » (p. 242). Au sujet du système confessionnaliste au Liban
(p. 240), que l'auteur attribue dans plusieurs de ses ouvrages à la France mandataire, il existait déjà sous l'Empire ottoman lors de l'instauration de la région autonome du Mont Liban en 1862 : chrétiens et musulmans se partageaient les douze sièges du Conseil administratif, la présidence étant réservée à un haut fonctionnaire ottoman, de religion chrétienne, né hors du Liban.

            Le lecteur appréciera (p. 27 à 39) les tableaux comparatifs entre le christianisme et l'islam, entre sunnites et chiites, celui des confréries soufies et ceux consacrés aux courants islamiques au Proche-Orient et au Maghreb. L’index des noms (p. 253 à 259) est également bien utile.